
C’est apparemment l’exposition de la rentrée à Paris. Celle dont il se voit le plus souvent question dans la conversation. Il faut dire que le Louvre a pour une fois bien assuré sa promotion. La communication a été focalisée tant sur le sujet abordé, la nature morte, que sur la commissaire Laurence Bertrand Dorléac. Je dois préciser que la femme est à la fois une classique et une cacique. L’historienne de l’art a en effet atteint les sommets. En mai 2021, elle est devenue la présidente pour la Fondation nationale des sciences politiques. Merci Olivier Duhamel, qui avait dû piteusement démissionner! Autant dire qu’à 65 ans la femme coiffe aujourd’hui Sciences Po. D’où un prestige moral accru pour cette brillante personne qui ne se prend par ailleurs pas pour la queue de la cerise.

La presse parisienne s’est donc multipliée en courbettes pour saluer «Les choses», qui a commencé sa carrière sous la pyramide du Louvre le 12 octobre en annonçant qu’il s’agissait d’une «exposition d’auteur». Comme si les autres ne l’étaient pas… «Le Monde» a salué l’entreprise «audacieuse et sensée». «Le Figaro» a cité la manifestation comme «à ne pas manquer». «Libération» est même allé jusqu’à évoquer une «scénographie intelligente». Un comble! La mise en scène constitue selon moi le point le plus noir d’une exposition surchargée jusqu’à la boursouflure. Elle n’offre par ailleurs rien de bien téméraire à l’heure actuelle. Après une introduction sous forme de «mix» qui peut effectivement surprendre (1), il s’agit d’un simple défilé chronologique. Le plus étonnant est que Laurence Bertrand Dorléac, qui travaille le sujet depuis des années, parle au final peu de nature morte en tant que genre pictural. C’est souvent l’autre genre, sexuel, qui l’intéresse si j’en crois les interminables cartels apposés sous chaque œuvre. J’y reviendrai.

Le propos de départ se révèle vaste. Il l’est sans doute même trop. Il s’agit d’évoquer la nature morte depuis son apparition dans l’Antiquité, d’où l’emprunt à Naples de quelques fresques détachées des murs de Pompéi. Encore faudrait-il la définir! Qu’est-ce que la peinture des choses, et où s’arrête-t-elle? Il y a le moment où elle verse dans la scène de genre. Sa pratique peut rendre un portrait plus parlant par l’adjonction d’objets symboliques. Il y a aussi les morceaux de bravoure. «Le déjeuner sur l’herbe» de Manet comprend ainsi une magnifique nature morte, alors que le tableau met en scène des gens bien vivants. Il y a enfin des tableaux se contentant de reproduire des fleurs ou des fruits pour la délectation du spectateur alors que d’autres entendent dégager une morale à coups de crânes, de chandelles tremblotantes et de montres. On parle en général dans ce cas de «vanités». Mais de tout cela, il demeure à mon avis assez peu question dans l’exposition. C’est pourquoi je vais vous proposer à la suite de cet article celui sur «Ni nature, ni morte», l’énorme essai de Gérard Wajcman paru en parallèle aux éditions Nous.

Alors de quoi cause Laurence Bertrand Dorléac dans cette exposition en réalité très bavarde (vingt bonnes lignes de texte par œuvre)? Souvent de politique, d’économie, de colonialisme ou de condition féminine. Vous saurez ainsi que la nature morte, classée au plus bas de la hiérarchie picturale dès le XVIIe siècle, a été souvent traitée par des femmes ce qui ne constitue pas un hasard. L’ennui, c’est que contrairement à la peinture mythologique ou sacrée, c’était la forme la plus prisée des amateurs et donc la plus commerciale. Il suffit de penser à la Hollande du «Siècle d’or». Mais Laurence va plus loin. Il y a dans un coin un tableau de Joachim Beucklaer, mort en 1574. Le Flamand représente une poissonnière dans son étal, ce qui en fait du reste une scène de genre. La commissaire note avec désapprobation que les poissons sont couchés sur le dos. Une métaphore de la femme ne pouvant servir que de reproductrice. Elle forme elle-même une chose. J’imagine la tête qu’aurait faite une «dame de la halle» vers 1570 en entendant ces sornettes. Nous sommes en effet ici dans un monde de viragos fortes en gueule. Autrement dit émancipées.

Le parcours continue ensuite en descendant les siècles. Il y a aux cimaises des œuvres magnifiques. Laurence Bertrand Dorléac les a empruntées au Louvre et à Orsay. Autant dire que Chardin côtoie Van Gogh, et Fantin-Latour les têtes légumières ou florales d’Arcimboldo. Les musées de la capitale se révèlent fabuleusement riches, celui dédié à Picasso ayant aussi apporté sa pierre. Ils conservent cependant des lacunes, dues aux conditions historiques de leurs apports successifs. Il a ainsi fallu emprunter un Espagne la superbe nature morte aux pastèques le Luis Meléndez, qui fait l’affiche, ou un «bodegón» de Juan Sánchez Cotán, reconnaissable à son cardon rythmant la composition. Les choses se gâtent un peu avec le XXe siècle, Beaubourg ne semblant pas avoir été partie prenante à l’opération. D’où une fin plus faible. La matière n’eût pourtant pas manqué. Pourquoi n’y a-t-il par exemple pas de Domenico Gnoli (1933-1970), l’Italien n’ayant montré sur des toiles énormes que des fragments de vêtements ou d’objets?

Le point le plus sombre de l’exposition, bourrée je le répète de merveilles, reste cependant son accrochage. La commissaire n’ayant pas élagué, il y a bien trop d’œuvres pour les espaces un peu confinés des dessous de la pyramide. Les scénographes ont dû tricher. Ils ont conçu des cimaises accordéons afin d’augmenter le nombre des mètres linéaires. Très nombreux, le public se faufile parmi elles. L’éclairage en souffre. Il provoque des brillances que n’arrange pas l’absence de recul. Il y a enfin la fatigue qu’induit une telle accumulation de peintures et de mots. Je n’avais déjà pas été convaincu par «Les désastres de la guerre» de Laurence Bertrand Dorléac au Louvre de Lens en 2014, alors même que l’art en temps de conflit forme la base des travaux de l’historienne et son sujet de doctorat. Je suis ressorti ici un peu sonné, mais à la manière d’un boxeur mis K.-O. J’avais découvert une surabondance de choses souvent magnifiques, mais sans aucun plaisir. Peut-être s’agit-il là du but!
(1) Il y a là aussi bien des haches préhistoriques que des œuvres contemporaines, avec en prime des extraits de films signés Andreï Tarkovsky ou Buster Keaton.
Pratique
«Les choses», Louvre, rue de Rivoli, Paris, jusqu’au 23 janvier 2023. Tél. 00331 40 20 50 50, site www.louvre.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 9h à 18h, le vendredi jusqu’à 21h45. Réservation indispensable.
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Exposition à Paris – Le Louvre montre «Les choses» de la nature morte
Laurence Bertrand Dorléac a accumulé les tableaux et empilé les textes de cartels. Il y a trop de tout pour un propos assez peu convaincant.