
Il était temps! «Höchste Zeit», diraient les Allemands qui n’hésitent pas ici devant le superlatif. Le catalogue de l’exposition «Pas besoin d’un dessin» vient de paraître. Je vous rappelle que l’exposition du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) a ouvert ses portes au public le 28 janvier. C’est loin. Elle les fermera, à moins d’une prolongation, le 19 juin. C’est proche. Notez qu’il en est allé de même l’an dernier avec le «Marcher sur l’eau» proposé par la même institution (1). Je me suis du reste demandé ce qu’étaient devenus les exemplaires de ce livre d’accompagnement n’ayant accompagné quasi-personne durant sa visite. Qui achète un catalogue après son passage dans un musée, à moins de revenir sur les lieux du crime?
Fétichisation du papier
Pourquoi ces retards, que l’on ne voit guère en Suisse alémanique? Très simple. Les deux ouvrages, qui reflètent des accrochages plus «griffés» que «curatés», doivent comporter des images montrant les salles avec les tableaux et les objets. Quand tout aura disparu, autrement dit bientôt pour «Pas besoin d’un dessin», il subsistera au moins cela. Ce sont en fait des albums souvenirs. Ils ressemblent du coup à ceux que constituaient (certaines en font toujours) les familles, avec leurs lots de photographies rappelant davantage les bons que les mauvais moments. L’œuvre personnelle que se veut l’exposition laissera ainsi une trace. Il est d’ailleurs curieux de noter qu’en notre ère de numérisation à tous crins, il subsiste une telle fétichisation du papier. Mais il répond sans doute à un besoin. Les étudiants eux-mêmes continuent d’agrémenter au Stabilo Boss colorés des passages de livres et de notes de cours qu’ils entendent mémoriser…

Mais revenons au livre actuel. Il entend tardivement justifier la démarche de Jean-Hubert Martin, invité par le directeur du MAH Marc-Olivier Wahler. On sait que le commissaire a puisé dans les collections du musée, très riches quantitativement. On ignore du reste combien de choses il possède vraiment. De ses visites aux réserves pendant deux ans, l’homme a tiré environ 800 pièces. Ces dernières se sont réparties dans les espaces du rez-de-chaussée entier. Elles se sont vues classées, sans chronologie ni hiérarchie de valeurs sous forme de rubriques. «De la gloire au vulgaire». «Du cheveu à la barbe». «De l’œil au regard»… Au visiteur de se raconter des histoires. Jean-Hubert Martin entend tordre le cou à l’histoire de l’art telle qu’elle s’est fixée au cours du temps. Il veut aller vers un public même non éduqué, alors même qu’il semble permis de trouver la démarche pour le moins élitaire. Mieux vaut savoir pour voir «Pas besoin d’un dessin». Autrement tout devient selon moi terriblement abstrait, même si le commissaire parle de «pensée analogique».
«Jean-Hubert Martin montre des œuvres et objets d’art comme s’il s’agissait d’un lieu polysémique de positions contradictoires et de pratiques contestées.»
L’idée du grand brassage précédant le lessivage et l’essorage sur le public se voit bien sûr défendue séparément dans le livre actuel par Marc-Olivier Wahler et Jean-Hubert Martin. Les deux hommes dialoguent ensuite sous le signe de «Du plaisir à la découverte». Jusque-là, le lecteur comprend de quoi il s’agit, même s’il peut ne pas se montrer d’accord. Tout va donc bien. Mais il ne faut pas oublier que, même si le MAH (à l’architecture soi-disant trop hautaine) se déclare la main sur le cœur pour l’inclusion de tous les publics, que nous restons chez des intellectuels. Ce type de contradiction me semble fréquent aujourd’hui, avec un côté «bonne dame du château» à la comtesse de Ségur faisant l’aumône de culture aux pauvres.

Dans ce livre conçu sous les auspices d’une comptine (marabout, bout de ficelle, selle de cheval, cheval de course, course à pied…) peut ainsi s’introduire Maura Reilly. Une professeure associée en histoire de l’art et études muséales à l’Arizona State University. Alors là, accrochez bien vos ceintures. Le décollage se montrera brutal. Pour elle, Jean-Hubert Matin forme un «activiste curatorial». D’où ses présentations d’«œuvres et objets d’art comme s’il s’agissait d’un lieu polysémique de positions contradictoires et de pratiques contestées.» Il s’agit d’une «critique totalisatrice de la canonicité elle-même.» L’auteure vous déballe tout cela avec force recours à Roland Barthes, à Aby Warburg ou à une Chandra Talpade Mohanty inconnue de moi jusqu’ici… Quand on veut faire populaire en passant par-dessus le peuple, on va jusqu’au bout!
Un retour à la raison?
Voilà pour les préambules. L’essentiel du catalogue, qui se présente comme un ouvrage classique et non à la manière d’une revue où les graphistes se font plaisir (comme le récent et foutraque «MAGMAH») consiste en images et en fiches des objets. Non numérotés. Certains reçoivent l’honneur d’une photo. D’autres pas. Il faut dire qu’il y en a environ 800 candidats… Si les modes et dates d’acquisitions sont donnés, j’aurais bien aimé connaître les dimensions. Bref, tout cela demeure plutôt sage et instructif, ce qui me semble bien. Y aurait-il ici le fameux «retour à la raison» dont parlait Jean Cocteau dans les années 20 après le bouillonnement artistique apparemment incontrôlé de ce qui était alors devenu l’avant-guerre?
(1) «Marcher sur l’eau» avait été confié à l’Autrichienne Jakob Lena Knebl.
Pratique
«Pas besoin d’un dessin, Carte blanche à Jean-Hubert Martin», édité par le Musée d’art et d’histoire de Genève, 376 pages dont celles des têtes de chapitre se révèlent bleu canard. Et miracle! Côté poids, il s’agit d’un livre léger.

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Catalogue genevois – Le livre du MAH sur «Pas besoin d’un dessin» a paru
L’exposition du Musée d’art et d’histoire finit le 19 juin. L’ouvrage devait comporter les photos des salles aménagées par Jean-Hubert Martin.