
Il existe toujours une date de naissance officielle. Dans le cadre des innovations, elle tient souvent du bricolage simplificateur. 1839 pour la photographie. 1895 pour le cinéma. La Télévision suisse romande a ainsi vu le jour en 1954. On aurait aussi pu retenir la date de 1951, année des trois mois d’expérimentation municipale à Lausanne. Ou celle de 1953, quand quelques pionniers se réunissaient le soir dans une école de Genthod afin de créer les programmes d’une télévision genevoise à venir. Tout cela tient il est vrai d’une préhistoire. Pour que la TV existe, il faut aussi des spectateurs. Oh, une poignée au début! Les premières images, en noir et blanc bien sûr, se virent ainsi diffusées lors d’une cérémonie officielle au Palais Eynard de Genève le 28 janvier 1954. Non sans cafouillages, d’ailleurs…
«La télévision offre à la famille entière la possibilité de se divertir honnêtement dans son milieu naturel à l’écart des dangers d’un monde perverti.»
Nicolas Bouvier raconte bien sûr la soirée dans «La boîte à images», dont une réédition a paru fin 2022 chez Héros Limite. Une maison d’édition au nom parfait pour raconter des débuts comme il se doit héroïques. Il fallait une foi à renverser les montagnes, nombreuses en Suisse comme chacun sait, pour croire alors à l’avenir de ce médium alors diabolisé. La TV allait, à en croire certains élus, saper les bases mêmes de la société, voire de la démocratie helvétique. Bouvier, qui était aussi un homme d’archives, avait retrouvé en 1979 dans la presse des déclarations édifiantes lorsque la TSR, devenue entre-temps une institution, lui avait demandé d’écrire à sa guise son histoire des vingt-cinq premières années (1). Il y avait alors eu un coffret de publié. Je me souviens de l’avoir vu arriver à la «Tribune de Genève», où je travaillais. La chose, en trois volumes très illustrés, s’intitulait à l’époque «25 ans ensemble».

Tout a donc commencé chez nous en 1951. Un peu après la France, qui bénéficiait d’expériences tentées avant la guerre. La chose s’est passée à Lausanne, avec René Schenker qui restera durant des décennies une figure totémique de la jeune institution. L’expérience locale de trois mois ne se verra pas reconduite. En Suisse, on reste prudent. C’est d’ailleurs pour un Nicolas Bouvier de retour au bercail l’occasion d’ironiser, non sans lourdeurs, sur nos lenteurs helvétiques et nos indécisions. La seconde expérience se fera à Genève, sans argent ou presque (et bien sûr avec le matériel minimum) à la Villa Mon-Repos. Heureusement que le maire André Dussoix y croira! Il fera au besoin faire sortir quelques billets si ce n’est de la poche des élus du moins des caisses municipales. Les quelques membres de l’équipe, dont fait déjà partie Jean-Jacques Lagrange (qui vient de relire le texte de Bouvier pour Héros Limite) devront tout faire. Tout, c’est-à-dire filmer dans des conditions épouvantables avec des outils pesant des tonnes. Etre présent entre soixante et septante heures par semaine. Gagner un salaire de misère. «Examinez les contrats de 1954-1955. Un réalisateur gagnait 750 francs par moi, moins qu’un tramelot.»

Le public va mettre du temps à se former, même si dès 1954 paraît un bulletin hebdomadaire, intitulé comme la version actuelle du livre «La boîte à images». Normal. Il doute du succès. En 1957 encore, une votation populaire rejettera l’idée d’une télévision subventionnée. Les appareils récepteurs resteront longtemps horriblement chers. Page 165, Nicolas Bouvier le répète: «Malgré le chemin parcouru, la télévision en couleurs (née chez nous en 1968 ndlr) est encore un luxe qu’un téléspectateur suisse sur deux se refuse.» Il faudra attendre l’automne 1960 pour obtenir le 125 000e concessionnaire (2). Dans ma famille, l’arrivée du poste, où la mire se retrouve plus souvent sur l’écran qu’une émission à l’image parfois sautillante, date ainsi de 1959. L’année du premier «Continents sans visa», qui deviendra plus tard l’inusable «Temps présent». La force de la TSR restera du reste toujours son information, les variétés coûtant trop cher et les «dramatiques», longtemps tournées du Studio 4 du quai Ernest-Ansermet, des événements plutôt rares.

A partir de 1960, le récit de Nicolas Bouvier, jusque-là simple et linéaire, se complique. Certes, les équipes demeurent encore «assez petites pour que chacun s’y connaisse.» Les spectateurs forment par ailleurs une grande famille soudée par la présence maternelle de speakerines, avec en tête l’inamovible Claude Evelyne. Mais le choix des émissions se multiplie, avec désormais la concurrence d’une France devenue accessible sur les postes récepteurs avec le double système PAL-Secam. La TV abrite aussi désormais des gens plus jeunes, rêvant de passer au cinéma. Alain Tanner… Michel Soutter… Jean-Louis Roy… «En attendant des jours meilleurs, ils font de la télévision, et de la très bonne.» Cette dernière se mue en apprentissage sur le tas. Avec des opportunités. Il faut dire que le médium se veut éducatif pour un public demeurant socialement choisi. D’où la présence à 20 heures (on ne parlait alors pas de «prime time») de sujets qui auraient effarouché ailleurs tant pour leur audace que par leur exigence de réflexion. L’euthanasie ou l’homosexualité à l’ORTF, vous n’y pensez pas!

C’est du reste frappant dans l’ouvrage aujourd’hui réédité. Dans ce texte de commande, mais personnel et assumé, l’écrivain décrit en 1979 une institution parvenue à son pinacle. Elle a su accroître son personnel, qui a passé d’une poignée d’hommes à tout faire à un organe concessionné et subventionné de 750 personnes (3). La manne publicitaire apparaît bien gérée. Mais les ambitions de départ ne sont pas encore perdues. Face à une TV française qui décroche après les pointes qualitatives des années 1960, la TSR mise sur l’intelligence. Elle produit chaque année, avec une indépendance plus grande que dans certains pays voisins, des émissions adultes. Critiques, ou du moins exposant les problèmes. Le livre se veut donc optimiste.

«La boîte à images» apparaît du coup très daté. Si les parties quasi archéologiques du début se raconteraient sans doute de la même manière en 2023, le moment de grâce est depuis longtemps terminé. La TSR a connu des crises financières. Des trous d’inspiration. La concurrence de plus en plus difficile de chaînes se comptant désormais par centaines. Elle a pâti de nos changements d’habitudes, surtout. Si le petit écran se voyait accusé dans les années 1960 de porter préjudice au grand, ce sont maintenant de minuscules tablettes qui, dans un phénomène de rétrécissement mental, lui font aujourd’hui de l’ombre. Le côté familial a disparu non seulement en raison de l’atomisation sociale, mais par le simple fait que tout le monde n’est plus obligé de regarder une émission en même temps.

De telles modifications ont laissé des traces. Les speakerines se sont vues mises au placard depuis longtemps. La «Rose d’or» de Montreux, dont parle Nicolas Bouvier en page 131, s’est effeuillée. Qui pourrait encore la dire, pour autant qu’elle existe encore dans sa version devenue londonienne depuis 2019, «être à la variété ce que la foire de Francfort est au livre»? Personne. Deux générations ont passé depuis 1979. Tous les gens cités en fin d’ouvrage sont ainsi à la retraite, voire décédés. Autant dire que le petit livre d’histoire, qui a retrouvé le chemin des librairies (du moins de quelques-unes), est lui-même devenu historique. Comme le dit bien le sous-titre: «Il était une fois la Télévision romande». Une sorte de conte de fées.

(1) Un député a déclaré vouloir «plutôt mourir» que devoir arriver cette machine à décerveler. L’Église s’est montrée moins méfiante. Comme l’avait dit le pape Pie XII: «La télévision offre à la famille entière la possibilité de se divertir honnêtement dans son milieu naturel à l’écart des dangers d’un monde perverti.»
(2) Cinq mille concessionnaires en avril 1955.
(3) Des hommes dans leur grande majorité, sauf pour quelques-unes de 52 professions abordées.
Pratique
«La boîte à images, Il était une fois la Télévision suisse romande»de Nicolas Bouvier, préface nouvelle d’Alexandre Chollier, aux Éditions Héros Limite, 213 pages.

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Réédition éditoriale – Le livre de Nicolas Bouvier sur la TV romande revient
Il avait paru en 1979 pour marquer les vingt-cinq premières années de la TSR. Très bien écrit, l’ouvrage n’en apparaît pas moins historique.