
Pour une coupe de bois, c’est une coupe de bois! Claire. Massive. Le Kunstmuseum de Lucerne propose aujourd’hui une exposition entière axée sur les «Bûcherons» de Ferdinand Hodler (1853-1918). Il s’agit en effet là d’un des thèmes les plus populaires du Bernois de Genève. Ce dernier a du coup joué sans scrupule de son pouvoir multiplicateur, histoire de satisfaire la demande. Il n’a pas exécuté moins de dix-huit fois le même tableau, en grand, en moyen et en petit. Il en existe ainsi trois tailles, comme aujourd’hui pour des t-shirts dans les «shops» des musées. D’où des contrefaçons rapides. Dix-huit ou vingt versions, quelle importance après tout? Dès 1913, le peintre sera ainsi à la fois expert et témoin dans une affaire de faux «Bûcheron»…
Une coupure longtemps en circulation
Tout a commencé en 1908 par une commande de la Banque nationale, comme l’explique la manifestation réglée pour Lucerne par Eveline Suter. Il s’agissait de créer deux billets de banque, l’un de cinquante, l’autre de cent francs. Une jolie somme à l’époque. Il existait alors des pièces de vingt francs en or, que l’on appelle aujourd’hui encore des «Vreneli». L’artiste proposa un bûcheron pour la version de cinquante et un faucheur à l’intention de celui de cent. Il montra sous forme de dessins diverses esquisses aux commanditaires. Elles se voient exposées ici aux murs et dans des vitrines. Le geste a mis du temps à se voir mis en place. Le premier adopté était juste sur le plan anatomique, mais il manquait d’élan. Dès 1909, Hodler a voulu une hache lancée si haut par-dessus de la tête de l’abatteur d’arbres qu’elle semblait douée d’une redoutable force autonome. C’était la formule à retenir. Elle se retrouvera du reste sur le billet, que j’ai encore furtivement connu dans les années 1950. Mis en circuit en 1911, il ne se verra définitivement retiré qu’en 1958.

Le résultat sur papier-monnaie, comme on le sait depuis les lointaines études de l’historien de l’art Jura Brüschweiler, n’a pas plu au peintre. Il ne s’y reconnaissait pas. Hodler a donc décidé d’en tirer une toile non plus en largeur, mais en hauteur. Un format renforçant le dynamisme du sujet. La première version, exposée en 1910, a fait un carton. L’artiste, qui avait longtemps tiré de diable par la queue, en a donc donné une répétition. Puis une seconde. Le procédé n’avait rien de bien nouveau. La peinture ancienne a connu bien des répliques, souvent confiées aux élèves d’un maître qui se contentait de leur conférer une touche finale. Mais grisé par son triomphe, Hodler s’est mis a faire de véritables fournées de «Bûcherons». Notez qu’avant lui en Suisse Léopold Robert avait agi de même avec ses «Brigands italiens». Il suffisait de payer le prix fort. Un «Bûcheron» coûtait 15 000 francs, soit environ le salaire d’un ouvrier un peu spécialisé pendant cinq ou six ans.

Dire que cette forme d’industrialisation ait alors plu à tout le monde serait exagéré. Hodler avait beau modifier des détails, ajouter ou non un nuage bleu (qui semble sorti d’une toile abstraite de Mark Rothko) ou prévoir un fond plus réaliste, il donnait l’impression de se répéter. Son ami Cuno Amiet lui a même déclaré qu’il «se singeait lui-même». Il faut dire que l’artiste n’y allait pas par quatre chemins. Il manipulait des calques. Il posait des quadrillages sur la toile. Il lui suffisait ensuite d’opérer de reports. On se serait cru chez Andy Warhol. Mais les clients étaient ravis. Les copies partaient comme des petits pains. Reste à savoir pourquoi plutôt un bûcheron qu’un autre sujet. De l’encore plus iconique «Guillaume Tell», il n’existe par exemple qu’une seule mouture somptueuse, aujourd’hui conservée au Kunstmuseum de Soleure.
Cimaises vertes et roses
Sur des cimaises alternativement vert sapin ou rose bonbon, Eveline Suter raconte l’affaire et tente de démêler l’historique des différentes versions jumelles. Il y en a dix à Lucerne, dont huit grandes. Une appartient à Orsay, qui l’a payée dans les deux millions il y a une quinzaine d’années. Une au Museum von der Heydt de Wuppertal, qui l’a reçue d’une donatrice dès 1913 (1). Les autres sont au Museum zu Allerheiligen de Schaffhouse. Au MAH genevois. Une appartient la Schweizerische Mobiliar. Une autre à la Banque nationale. Une se voit enfin déposée au Kunstmuseum lucernois par une fondation privée. Mais il s’agit de ce que l’on appelle aujourd’hui un «bien en fuite». Une famille juive l’a vendue pour émigrer sous le nazisme. L’affaire reste pendante, avec un gros problème. La toile a été vendue en 1940 par la galerie Rosengart de Lucerne, qui était tout sauf aryenne… Et cette dernière rechignerait à ouvrir aujourd’hui ses archives…
L’ensemble, qui correspond à l’idée d’une exposition-dossier, apparaît très réussi. Vus l’un à côté de l’autre, les tableaux révèlent bien leurs différences de conception. L’atmosphère, le sentiment, l’idée générale ne sont pas toujours identiques. Le Bûcheron est plus ou moins réaliste ou symbolique, même si l’homme garde toujours des bras noueux et des bretelles pour tenir avec décence son large pantalon. Une flopée de dessins éclaire bien le lent processus créatif, qui s’est vu ensuite hautement rentabilisé. Les billets de banque montrent enfin l’appauvrissement du sujet, qui se contente de devenir une vignette comme les autres. Un bûcheron contre une simple «contrebuche», quoi…
(1) Pour d’évidentes raisons économiques, Lucerne a renoncé aux versions de São Paulo, du Japon ou du Canada.
Pratique
«Hodler’s Holzfäller», Kunstmuseum, 1, Europaplatz, Lucerne, jusqu’au 12 février 2022. Tél. 041 226 78 00, site www.kunstmuseumluzern.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h. Le musée se trouve tout en haut du bâtiment de Jean Nouvel, à côté de la gare. L’institution présente en parallèle une énorme exposition dédiée aux toiles sans châssis de l’artiste mi Suisse-mi Argentine Vivian Suter.
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Peinture suisse – Le Kunstmuseum de Lucerne aligne les «Bûcherons» de Hodler
L’artiste a refait dix-huit fois à partir de 1910 l’une de ses toiles les plus populaires. Ce succès rachetait pour lui l’histoire d’un billet de banque raté.