
Vous avez sans doute entendu parler d’«islamophobie». Ce néologisme se voit brandi depuis quelques années par une certaine gauche contre une certaine droite. Entre les tenants français du «grand remplacement» et ceux d’une «créolisation» souhaitable, voire indispensable, la paix n’est pas pour demain (1). Le mot «islamophilie» vous reste en revanche sans doute plus étranger. Je réalise du reste à l’instant que mon correcteur d’orthographe ne l’admet pas. Il existe pourtant bel et bien. On le retrouve derrière la nouvelle exposition du Kunsthaus de Zurich, «Ré-orientations». Une présentation par ailleurs complexe. Il s’agit d’illustrer la manière dont des Occidentaux se sont laissés fasciner par la culture (ou plutôt les cultures) des pays du Maghreb, de l’Inde, voire de l’Espagne médiévale.

Si l’heure d’arrivée semblait claire, puisque la manifestation organisée par Sandra Gianfreda conduit son public jusqu’à aujourd’hui, il fallait bien un point de départ. La date de 1851 adoptée peut vous sembler bizarre, et même baroque. Elle possède en réalité un sens. C’est cette année-là que s’est déroulée à Londres, dans le défunt Crystal Palace, la première exposition universelle. Elle confrontait les produits de tous les pays accessibles (le Japon ne s’était pas encore ouvert), dont ceux des nouvelles colonies européennes. Si l’Empire ottoman, quoique bien malade, n’en faisait pas partie, il n’en allait pas de même pour les Indes (au pluriel), l’Algérie ou le Maroc. Un étonnant retour de manivelle! Jusqu’en 1683, date de l’échec du siège de Vienne, ce sont les pays musulmans qui jouaient aux colonisateurs. En 1800 encore, leurs corsaires opéraient des razzias, afin de se fournir en esclaves blancs.

La vision des merveilles artisanales venues de Syrie, du Liban, de Tunisie ou d’ailleurs a confirmé les goûts occidentaux pour l’art islamique (le catalogue de «Re-orientations» s’interroge sur la pertinence de ce terme), nés de la découverte par les premiers touristes des vestiges de Grenade ou de Cordoue. Vont ainsi poindre les premières collections européennes, privées et publiques. Elles deviendront très importantes entre 1880 et 1914, avec une seconde vague entre les deux guerres. Le Kunsthaus en étudie plusieurs, demeurées intactes ou au contraire émiettées au cours du temps. Intelligemment, il a élu des ensembles divers. Si le milliardaire du pétrole Calouste Gulbenkian (qui était pourtant Arménien!) ne supportait que des chefs-d’œuvre devenus coûteux, Albert Goupil se situait un cran en dessous. Le Suisse Henri Moser restait presque modeste à côté. N’empêche que son fonds, donné à l’Historisches Museum de Berne en 1914, recèle des objets de premier ordre, montrés à Zurich à côté des prêts de la Fondation Gulbenkian de Lisbonne.

Ces amateurs n’ont pas été les seuls vecteurs du goût «islamophile». Il y a eu les grandes expositions dont l’une, organisée à Munich en 1911, ne contenait pas moins de 3600 pièces. Elles ont inspiré des artistes occidentaux. Paul Klee est du coup parti pour la Tunisie. Henri Matisse s’est constitué un bric-à-brac exotique (présent au Kunsthaus). Le peintre le transfigurait dans ses toiles aux odalisques dénudées. Il y avait aussi Vassily Kandinsky et sa compagne d’alors Gabriele Münter, qui a beaucoup photographié des villages en Tunisie. «Voler ainsi des images n’est-il pas un geste colonialiste?» s’interroge l’un des nombreux cartels moralisants. Mais les auteurs du catalogue doivent bien admettre que les plus gros clients de la peinture dite «orientaliste» viennent aujourd’hui du Golfe. Leur vision ne doit par conséquent pas être foncièrement différente de celle d’une certaine bourgeoisie bien de chez nous des années 1900… Et du reste en quoi les tableaux du Turc (pour parler selon la géographie actuelle) Osman Hamdi Bey (1842-1890) diffèrent-ils fondamentalement de ceux de son confrère Jean-Léon Gérôme (1824-1904)?

Il n’y a pas que les beaux-arts à se retrouver dans l’aile Bührle du Kunsthaus. Sandra Gianfreda a laissé une large place aux arts dits «appliqués» dans sa présentation. C’est du reste ici que la création islamique, en principe (je dis bien «en principe») dépourvue de figuration humaine ou animale, a exercé sa plus grande influence. Elle éclate aussi bien dans les meubles de Carlo Bugatti ou les robes de Mariano Fortuny que dans les verreries de la maison J&L Lobmeyr de Vienne ou les céramiques de l’Anglais William de Morgan et du Français Théodore Deck. Tout le monde (le monde riche, s’entend) voulait alors en Europe ou aux Etats-Unis son fumoir arabe ou son salon turc. Les voyages en chambre restent les plus fascinants. Et tout pouvait se trouver parmi les marchandises déployées lors des expositions universelles (à Paris, Londres, Vienne ou Saint-Louis). Il suffisait d’ajouter ensuite quelques palmiers et beaucoup de plantes vertes…

Quelques éclairages contemporains, si possible politiques, s’imposaient. C’est la mode, même s’ils arrivent parfois comme un cheveu sur la soupe. Il y a donc au Kunsthaus des vidéos ou un grand «Ways to Escape Former Country» migratoire sur fond de tapis d’Orient plus des photos. Le public retrouvera aussi une partie de la série des vues de mosquées installées en Europe du Suisse Marwan Bassiouni. Selon un protocole éprouvé, au catactère glacial très germanique, le plasticien montre le paysage urbain local vu de la fenêtre d’un lieu de culte parfois improvisé. Une rencontre Orient-Occident. Ces images risquent bien sûr de faire brutalement passer de l’«islamophilie» à l’islamophobie. Le mot «phobie» s’appliquait au départ à l’anxiété… Il y a aussi de cela, mais dans l’autre sens, avec l’énorme installation de la Pakistanaise Anila Quayyum Agha ouvrant l’exposition. Une lanterne y projette des arabesques sur les murs.

Un dernier mot. «Ré-orientations» consacre un espace au collectionneur Jean Pozzi (1884-1967). Ses quelque 800 miniatures et calligraphies persanes, souvent du plus haut niveau, ont abouti en 1971 au Musée d’art et d’histoire de Genève. Un cadeau en souvenir des conférences internationales tenues dans notre ville, auquel ce diplomate français a participé. On ne s’ennuyait donc pas forcément à la Société des Nations! Il y a là plusieurs feuilles magnifiques. Elles pourraient se voir montrées au MAH quand ce dernier voudra organiser quelque chose d’un peu moins (cala)miteux.
(1) Elle me le semble d’autant moins que ce sont curieusement les mêmes qui prônent la créolisation en Occident et dénoncent toute vilaine «appropriation culturelle»…
Pratique
«Ré-orientations», Kunsthaus, 1, Heimplatz, Zurich, jusqu’au 16 juillet. Tél. 044 253 84 84, site www.kunsthaus.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, les mercredis et jeudis jusqu’à 20h. Catalogues en allemand et en anglais. Le décor de l’exposition n’est hélas pas au niveau de son contenu. Les couleurs choisies m’ont semblé affreuses.

Huit mois après un début d’incendie l’ancien bâtiment du Kunsthaus de Zurich rouvre ses portes au public. Sans grandes modifications
Début août 2022, un vague début d’incendie se déclarait au Kunsthaus de Zurich. La partie touchée du Hauptbau était une salle de manutention. Aucun tableau détruit, ni même endommagé. Les deux manquant depuis sont ceux que l’institution a perdus (oui, perdus!), on ne sait trop comment. Le 3 août 2022, la Radio-TV suisse annonçait que les travaux de nettoyage dureraient «plusieurs semaines». Quel optimisme! C’est le vendredi 24 mars 2023 que le Hauptbau a rouvert sans grand changement au public. Frappé par un incident semblable cet hiver, l’Hôtel de la Marine parisien a été plus vite en besogne. Il a recommencé à accueillir le public quelques jours plus tard, sans autre forme de procès. Par ici la monnaie!
Baselitz et Teresa Margolles
Que donne le Hauptbau rouvert, et encore pas complètement vu qu’une grande salle abrite un Ferdinand Hodler mahousse en examen? La direction du musée a procédé à des modifications d’accrochage, qui ne me semblent pas toutes opportunes. Füssli dans un décor du bâtiment de 1910 conçu dans le goût de la Sécession viennoise m’a ainsi paru un choix audacieux. A été accroché dans l’ancienne partie de «45» de Georg Baselitz, en je ne sais combien de morceaux, dont l’achat avait défrayé la chronique en 1990. Une grande salle, où se trouvaient naguère des «Nymphéas» de Monet, accueille des portraits de «disparues» mexicaines du côté de Ciutad Juarez, re-photographiés par Teresa Margolles. Un ensemble acheté lui en 2017. Je comprends la nécessité de lutter contre ces féminicides. Je ne vois en revanche pas où se situe l’art là-dedans.

Et autrement? Beaucoup de vieux amis, avec quelques absences. On pourrait remplir sans peine à Zurich un second Neubau à côté du premier. Le fonds est quantitativement riche. La nouvelle directrice Ann Demeester a pourtant annoncé qu’elle ferait la lumière sur toutes les provenances, afin de répondre aux exigences actuelles formulées par Zurich. On lui souhaite bien du courage… et surtout beaucoup de temps.
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Exposition à Zurich – Le Kunsthaus procède à une «Ré-orientation»
Les arts islamiques, par essence décoratifs, ont suscité l’enthousiasme dès le milieu du XIXe siècle. Ils ont attiré artistes et collectionneurs.