
Les peintres «sécessionnistes» viennois des années 1900 ressemblent aux «Trois mousquetaires» d’Alexandre Dumas. Ils sont en fait quatre. Seulement voilà! On parle en général de la seule trinité formée par Gustav Klimt, Egon Schiele et Oskar Kokoschka. Il faut être initié pour connaître le nom de Richard Gerstl (1883-1908), dont l’œuvre reste confidentiel hors de l’aire germanique. Cela dit, commencée dans le style de ses compères, la peinture de ce d’Artagnan s’en est vite éloignée. Rien ici des arabesques 1900. Rien non plus de leur sexualité exacerbée. Notre homme est parti dans une direction expressionniste. Il a même bifurqué au-delà, anticipant trois générations de créateurs. Déjantées, ses dernières toiles ne se révèlent pas si éloignées que ça de celles conçues vers 1950 à New York par le Néerlandais Willem de Kooning avec ses «Woman». Ou par Frank Auerbach à Londres en 1970. Il y a là une totale désintégration de la forme, et par conséquent l’anéantissement du sujet.

En bonne logique, les rétrospectives Gerstl demeurent rares. Il n’a donné qu’une soixantaine de peintures conservées. Il y a les grandes et les petites (dans ce dernier cas souvent des paysages que n’aurait pas renié plus tard un Chaïm Soutine). Plus tout de même un certain nombre d’œuvres graphiques. Il faut donc parvenir à en réunir un nombre suffisant, sachant qu’il existe tout de même de gros fonds au Museum Leopold de Vienne comme au Wien Museum. La Schirn Kunsthalle de Francfort avait réussi le pari en 2017 avec une exposition sur fond bleu roi. L’apparemment plus modeste Kunsthaus de Zoug y arrive aujourd’hui. Il faut dire que l’institution alémanique abrite la Fondation Kamm. Un des plus beaux ensembles viennois hors d’Autriche. Il est dû au fait que le sculpteur Fritz Wotruba (1907-1975) a séjourné de 1938 à 1945 à Zoug, où il a rencontré Fritz Kamm. Un homme qui avait lui-même vécu dans la capitale autrichienne entre 1917 et 1932. L’artiste a persuadé son ami et sa femme d’entamer à bas prix une collection Sécession, à une époque où ses productions ne valaient quasi plus rien.

Les Kamm possédaient cinq toiles de Gerstl au moins, dont un bel autoportrait. Plus une réalisation tout en hauteur travaillée sur les deux côtés, proposant ainsi deux portraits différents. Zoug détient surtout le tableau final représentant la famille du compositeur Arnold Schönberg. L’icône absolue. Il s’agissait de travailler autour, en tenant compte du fait que Zoug prête pour sa part volontiers. Souvenez-vous de l’exposition inaugurale du MCB-a à Plateforme10 de Lausanne! Le Kunsthaus y était pour beaucoup. Vienne s’est du coup montré d’une générosité exceptionnelle. Il doit y avoir aujourd’hui aux cimaises du joli musée (faisant face au château à colombages de la ville) de Zoug la moitié environ des tableaux essentiels, à commencer par le célèbre autoportrait nu jusqu’à la taille où l’artiste regarde le spectateur d’un œil fixe. Les premières salles se voient du reste vouées à l’auto-représentation, complétée de quelques photos d’époque. Il n’en subsiste pas beaucoup pour Gerstl, de ces fragiles images argentiques…

L’existence de l’homme donne en effet l’idée même de ce que peut représenter une vie brûlée. L’artiste révolté et bohème, tel que se le représentait alors le monde bourgeois. Le peintre est né à Vienne dans une famille relativement modeste. Les visiteurs de Zoug peuvent ainsi découvrir les effigies de papa (en grand) et de maman (en petit). Ses études artistiques se sont rapidement révélées chahutées. L’étudiant choque profondément ses professeurs. Quand l’école montre les travaux d’élèves, les siens se voient caviardés. Le débutant attire cependant une certaine attention dans la ville alors la plus avant-gardiste d’Europe. Il obtient des commandes de portraits, qui tendent peu à peu à s’extrémiser. La touche devient de plus en plus large. La ressemblance de moins en moins évidente. Tout cela fait alors figure de barbouillages.

C’est alors que le débutant rencontre les Schönberg. Il n’arrête pas de faire poser Mathilde, déjà mère de famille. Arnold découvre un jour que sa femme le trompe avec son portraitiste. On a beau se vouloir compositeur expérimental, il y a des expériences qui ne passent pas. Il chasse Gerstl pour que le couple puisse offrir une façade respectable, ne serait-ce que par rapport aux enfants. Le banni se suicide en se pendant devant un miroir, non sans avoir brûlé ses dossiers et une partie de son œuvre. Celui-ci se retrouve du coup retiré de la vue du public. Il faudra des décennies pour qu’il trouve non seulement la faveur des amateurs, mais qu’il devienne source d’inspiration. Une bonne partie de l’actionnisme viennois des années 1960 et 1970 sort indirectement de Gerstl.

C’est du reste là un des propos de la rétrospective actuelle, sous-titrée «Inspiration-Vermächtis». Son commissaire Matthias Haldimann, qui dirige par ailleurs le Kunsthaus, a constamment imaginé des «flashs forwards» rapprochant Gerstl d’Hermann Nitsch (récemment disparu), Arnulf Rainer, Günter Brüs, Herbert Brandl, poussant jusqu’au Zurichois Adrian Schiess, né en 1959. Une large place s’est vue faite dans la seconde moitié de l’exposition (celle précédée d’un cartel afin de prévenir les âmes sensibles) à Otto Muehl (1925-2013). Non sans hésitation, du reste. L’homme avait fini par diriger une sorte de secte, où il se passait des choses peu catholiques. D’où une condamnation à sept ans de prison. Le Kunsthaus tenait à se distancier de ces actes délictuels. Toujours la vieille question de la différence à faire (ou non) entre l’homme et son œuvre… Il a fini, avec une justification au mur, par exposer Muehl. Après tout, on montre bien Le Caravage.

Les liens suggérés par Matthias Haldimann se révèlent tous pertinents. Ils ajoutent beaucoup à une exposition prestigieuse, sans scénographie particulière. Un blanc tout simple comme support. Il faut dire que les espaces du Kunsthaus se négocient difficilement. L’architecture se révèle très prégnante, avec l’escalier à colimaçon séparant les trois étages d’un côté, et celui à une seule révolution divisant verticalement l’autre partie en deux. Il faut faire avec. Telle quelle, l’exposition m’est apparue non seulement comme de niveau national, mais de dimension européenne. On ne voit pas toujours aussi réussi à Beaubourg (ou plutôt à Orsay, vu l’époque envisagée), ni à la Tate Modern. Dommage que la publicité ne se montre pas à la hauteur de l’événement. Zoug n’est selon moi pas la première ville venant à l’esprit, quand on recherche sur internet ce qu’il faut impérativement voir entre Madrid et Berlin. Et cela en dépit de nombreuses réussites antérieures…
Pratique
«Richard Gerstl, Inspiration-Vermächtis», Kunsthaus, 27, Dorfstrasse, Zoug, jusqu’au 4 décembre. Tél. 041 725 33 44, site, www.kunsthauszug.ch Ouvert du mardi au dimanche de 12h à 18h, les samedis et dimanches de 10h à 17h. Gros catalogue.
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Exposition à Zoug – Le Kunsthaus présente le méconnu Richard Gerstl
Le peintre autrichien s’est suicidé en 2008 à 25 ans. Il a vite passé d’une figuration sage à un expressionnisme ravageur. Une réussite totale!