
Il nous semble parfois que le Japon revient. Une douce illusion, ou alors une erreur de perspective. L’Empire du Soleil levant n’est en réalité jamais parti. Il se fait juste que, suivant les générations, les amateurs apprécient tel ou tel aspect de sa créativité. C’est dans le fond la même chose que pour la Chine, où le goût des porcelaines tardives s’est vu peu à peu remplacé en Occident par celui des bronzes archaïques ou de la nouvelle peinture actuelle «made in China». Il s’agit bien sûr là d’une affaire de mode. On va puiser ailleurs ce qui nous ressemble le plus sur le moment.
Un pays longtemps interdit
Mais revenons au Japon. Ses réalisations sont longtemps restées inconnues aux étrangers du fait de la fermeture du pays depuis le XVIIe siècle. Seuls quelques objets se faufilaient jusqu’en Europe par le biais des marchands néerlandais. Il aura fallu la brutale ouverture des ports sous les canons américains en 1853 pour que de vrais contacts commerciaux se nouent. En quinze ans à peine, le Japon va ensuite connaître une véritable révolution sociale et culturelle, avec la disparition du shogun ou des samouraïs. L’empereur rétabli dans ses pouvoirs va susciter une occidentalisation forcenée. Il s’agissait de faire comme les Américains ou les Européens afin de ne pas se faire dévorer par leurs ambitions coloniales. La Chine décadente semblait alors une proie désignée.

Le paradoxe est que les Occidentaux vont se prendre de passion pour les objets créés dans la plus pure tradition nippone. Les laques. Les céramiques. Les estampes. Les bronzes aussi, que le pays va rapidement multiplier en version XXL à l’intention des riches amateurs étrangers. Une immense production d’exportation va se mettre en place, surtout après l’Exposition universelle de Vienne en 1878. Ainsi est né de Paris à Boston en passant par Londres le «japonisme». Les Occidentaux vont non seulement crouler sous les bibelots d’importation (essayer une fois de voir, dans le genre, le Musée d’Ennery avenue Foch à Paris, il y en a des milliers) mais se mettre à l’école des Asiatiques. Tout se voudra «japonisant» jusque vers 1900. Puis il y aura l’inévitable reflux. Le Japon n’en reste pas moins l’une des sources majeures de l’Art nouveau.
La Collection Kamm
Et le XXe siècle alors? Eh bien, on a moins étudié les influences venues d’Extrême-Orient sur la peinture ou les arts décoratifs occidentaux! C’est la tâche à laquelle se livre depuis la fin janvier le Kunsthaus de Zoug, logé dans une belle maison ancienne en face d’un château de conte de fées, construit avec des colombages rouges sur une sorte de socle blanc. Les commissaires Matthias Haldemann et Nina Schweizer ont puisé dans les collections du musée qui abrite notamment la prestigieuse Collection Kamm, la plus importante en Sécession viennoise après l’Autriche (1). Ils ont aussi pratiqué des emprunts. Les estampes anciennes, dans la mesure où une influence peut se renouveler, ont ainsi été fournies par l’Historisches und Völkerkunde (on ose ici encore le mot «ethnographie») de Saint-Gall.

L’exposition occupe tous les espaces disponibles. Je tiens à le souligner. Les visiteurs risquent autrement de manquer la première partie, située au-delà de la cafétéria et de la librairie au rez-de-chaussée. Là se trouvent les origines. Le Japon revisité dans des peintres comme Toulouse-Lautrec et surtout par les stylistes des Wiener Werkstätte. Le fait qu’un homme comme l’architecte Josef Hoffmann ait pu utiliser des idées japonaises prouve bien qu’on a pu porter plusieurs regards sur la même civilisation. Difficile avec ces géométries de se situer plus loin de l’Art nouveau. Et pourtant ses réalisations peuvent s’apparenter à certains pochoirs exposés juste à côté dans une vitrine. L’immense salle dédiée aux ateliers viennois comprend par ailleurs les gros morceaux de «Alles und nichts, Japan und die moderne Kunst bis heute». Il s’agit de deux grands paysages carrés de Gustav Klimt peints sans aucune profondeur. Des fleurons de la Collection Kamm.
De Klee à Tobey
Cette dernière sert encore beaucoup pour la suite, qui va aussi bien comprendre des vêtements de la couturière Christa de Carouge, mis en relation avec les habits traditionnels des Aïnous, qu’une vidéo d’Annelies Štrba rapprochée de «La Vague» d’Hokusai. Les Kamm ont poussé leur curiosité familiale d’abord jusqu’à August Macke ou à Oskar Schlemmer. Puis ils se sont risqués à acquérir aussi bien Roman Opalka que ce Richard Tuttle parlant couramment le japonais. Klee, Tapiès, Tobey, Kandinsky ou Franz Marc peuvent ainsi donner du signe au premier étage sous le patronage du Japon. Le Musée pousse même, avec d’autres fournisseurs cette fois, jusqu’à l’artiste russe Ilya Kabakov, dont les visiteurs peuvent découvrir trois énormes tableaux réalisés clandestinement au début des années 1970. Une armée de petits personnages court ici sur les quatre bords, le centre se voyant laissé en blanc. «Alles und nichts»…

Plutôt insolites, ou en tout cas inhabituelles, ces rencontres finissent par convaincre. Si la fin du XIXe siècle a apprécié une sorte de baroque japonais, nos contemporains se réfèrent plutôt à un esprit zen. L’exposition aurait ainsi pu comporter des meubles réalisés par Charlotte Perriand durant son séjour (à la prolongation involontaire) pendant la guerre entre 1940 et 1942 (2). Mais les choix sont autres. Présent au final dans toute une salle en sous-sol, Adrian Schiess aboutit ainsi à une sorte de minimalisme vaguement coloré. Le Zurichois se situe vraiment ici à l’opposé des estampes où minaudent des geishas. Normal! A 62 ans, l’homme reflète sa perception d’un Japon voulu éternel. Tout comme son contemporain Tomas Kratky, mort à 27 ans en 1988. Si les chats ne font pas des chiens, il existe tout de même une grande variété de minous.
Ah! Un dernier mot. C’est dans l’ensemble très réussi.
(1) Les Romands en ont vu des extraits lors de l’exposition inaugurale du MCB-a de Lausanne en 2020 intitulée «A fleur de peau».
(2) Le Kunsthaus a préféré, ce qui fait très chic, montrer toute une partition de John Cage.
Pratique
«Alles und nichts, Japan und die moderne Kunst bis heute», Kunsthaus, 17, Dorftrasse, Zoug, jusqu’au 18 avril. Tél. 041 725 33 44, site www.kunsthauszug.ch Ouvert du mardi au vendredi de 14h à 18h, les samedis et dimanches de 10h à 17h.
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Exposition à Zoug – Le japonisme a aussi marqué l’art du XXe siècle
On parle toujours de l’influence nippone sur la création occidentale des années 1870 à 1900. Les générations suivantes ont en fait aimé un autre Japon.