
De son vivant déjà, Charles de Beistegui (1895-1970) passait pour un personnage d’une autre époque. Un Louis XIV égaré au XXe siècle. En bonne logique (mais celle-ci se révèle souvent mauvaise au final!), l’homme aurait dû se voir oublié aussitôt ses yeux fermés et sa dépouille transportée dans un luxueux caveau familial au cimetière de Passy. Eh bien non! Le milliardaire de lointaine origine mexicaine se voit de plus en plus souvent invoqué de nos jours. «Il est un véritable maître à penser des descendants des WASP, riches Américains friands d’antiquités européennes et de copies en résine, de salons bleu et vert, de dîners froids sur porcelaine de Delft, de bois de cerf Ralph Lauren et de tableaux équestres revernis», conclut dans un livre venant de sortir son biographe Thomas Pennequin. L’écrivain vient d’avoir 30 ans. C’est son premier bouquin. Comme quoi la fête continue!

La fête a en effet toujours formé le but ultime de Charles de Beistegui. Il la voyait non pas comme un événement joyeux, mais à la manière d’un accomplissement artistique dont il aurait le chef d’orchestre. Le moment demeurait bref. Il ressemblerait au feu d’artifice venant le couronner. Mais il y avait les préparatifs, qui pouvaient durer plusieurs années, puis le souvenir durable. La redoute masquée du 3 septembre 1951, organisé au Palazzo Labia de Venise racheté pour l’occasion, restauré à grands frais et décoré dans un style tenant du XVIIIe siècle revisité, demeure «le bal du siècle». Avec quelque chose d’un peu figé tout de même. Tout y avait été préparé avec un soin maniaque, les plus grands couturiers ayant travaillé d’arrache-pied à la conception de costumes participant à des «entrées». Il y avait celle de Catherine II comme celles des ambassadeurs de la Chine ou des Américains. De quoi provoquer l’étonnement et l’admiration dans les dix-neuf salons du palais. Le plus beau est décoré de fresques de Giambattista Tiepolo, que j’ai pour ma part contemplé deux fois quand l’immeuble est devenu un bien de la TV italienne.

Comment est-ce possible? Thomas Pennequin l’explique dans son livre, basé sur une solide documentation lui permettant de publier des lettres de Charles de Beistegui. Né dans une très riche famille, élevé à Eton, célibataire et sans enfants, ce dernier n’a jamais exercé aucune activité. Entre les deux guerres, il a commencé une existence oisive que venaient remplir les mondanités. Soirées. Voyages de luxe. Séjours balnéaires à une époque où le tourisme de masse n’existait pas. De belles relations qui font revenir tout au long du livre les mêmes noms vedettes de ce que l’on nommait alors la «café society». Parmi ceux-ci des mécènes dont Marie-Laure et Charles de Noailles ou Etienne de Beaumont. De grands nobles comme les Faucigny-Lucinge. Quelques étrangers du genre Mimi Pecci-Blunt, nièce du pape, ou Duff et Lady Diana Cooper. Une écrivaine distinguée mais sans le sou, Louise de Vilmorin. Un collègue milliardaire, mais d’origine chilienne celui-là, Arturo López Willshaw. Ce dernier vivait entre son épouse Patricia, «l’une des dix femmes les mieux habillées du monde», et son jeune amant Alexis de Rédé pour lequel il avait fait retaper l’Hôtel Lambert dans l’Ile Saint-Louis. S’était ainsi mise en place une sorte de Cour, avec ses figurants, ses parasites et une nuée de serviteurs en livrée.

Comme Louis XIV, son modèle, Charles a rapidement développé sa passion de bâtir. Ou plus exactement de transformer des bâtiments existants, pour s’en lasser et les revendre dès leur complétude. Il y a bien sûr eu l’hôtel particulier familial de la rue de Constantine, mais Beistegui a véritablement pris son envol sur une terrasse des Champs-Elysées en 1929. Il y avait commandé un appartement «puriste» au Corbusier (ce qui augurait d’un combat de deux ego), qu’il allait transformer à la fureur de l’architecte en temple baroque avec des touches surréalistes. Le résultat restera éphémère. Beistegui va s’installer en 1938 au château de Groussay, dont il fera un chantier permanent avec l’aide de son ami, le génial Emilio Terry. Au fil du temps, il y aura deux ailes nouvelles, le dernier théâtre (300 places, tout de même!) construit chez lui par un particulier, une bibliothèque pour laquelle il fera éventrer les étages et une quantité de «folies» égrenées à la manière du Siècle des Lumières dans le jardin. Celui-ci s’ornera ainsi d’un pont palladien, d’une pyramide, d’une tente turque, d’une pagode ou d’un labyrinthe. Une frénésie sans fin. En janvier 1970, quand Charles de Beistegui infirme et aigri s’est éteint, il y avait encore des projets en cours. Ceux-ci se verront arrêtés net par son héritier Johnny, moins flamboyant, que j’ai croisé un certain nombre de fois.

Il y avait de la créativité et de la vacuité dans le personnage de Charles de Beistegui. L’homme lui-même pouvait se montrer séducteur et charmant, ou au contraire tyrannique. Il avait ainsi donné, grâce à un vague statut diplomatique, asile à quelques compagnons de luxe sous l’Occupation à Groussay, où l’on festoyait comme si de rien n’était. Tout se voyait déjà sacrifié à une certaine idée de la beauté qui rimerait avec le luxe. Reparti de plus belle après 1945, alors que la France préférait oublier, l’univers hors-sol de Beistegui a traversé sans encombre les très glamour années 1950. La décennie suivante se révélera plus difficile, tant le monde changeait autour de lui. Mai 68 se verra suivi symboliquement par les décès rapprochés des principaux acteurs, de Marie-Laure de Noailles à Louise de Vilmorin en passant par l’architecte et complice Emilio Terry. Charles n’avait plus qu’à s’en aller, après une ultime attaque cérébrale, vers un monde meilleur qu’il espérait sans doute entièrement remodeler.

Restait le château! Groussay se verra classé monument historique, mais de manière absurde. La mesure de sauvegarde avait oublié les meubles (parfois sciemment faux) et les objets. Ceux-ci devaient faire l’objet d’une vente en 1999, après que le grand public a enfin eu le droit de pénétrer dans les lieux pérennisés par des aquarelles d’Alexandre Serebriakoff. Le «peintre officiel» de Charles depuis 1942. Si la visite du parc sous une pluie battante prenait un aspect funèbre, les enchères atteignirent des sommets pour souvent peu de chose. Fétichistes, les amateurs se sont battus autour des pinces de cheminée ou du relief des cuisines. Bien que disparu des radars depuis trente ans, Charles de Beistegui était devenu entre-temps une icône. Il le demeure aujourd’hui, alors que les témoins de ses fastes ont disparu. Reste juste Jacqueline de Ribes, elle aussi «l’une des dix femmes les mieux habillées du monde». Mais cette richissime dame, qui a récemment reçu une biographie de Dominique Bona (je vous en ai parlé) a aujourd’hui 93 ans… Autant dire que l’ancienne débutante semble plutôt sur la fin.
Pratique
«Charles de Bestegui» de Thomas Pennequin, aux Editions Taillandier, 225 pages. Le livre se lit agréablement, même s’il manque un peu d’humour et d’éclat.
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Livre – Le flamboyant Charles de Beistegui a sa biographie
Le milliardaire a régné sur la «café society» des années 1930 à 1960. Il concevait des décors fabuleux pour ses châteaux et palais.