À 17 ans, dans une salle de concert de ma ville, nous levions le poing en hurlant: «Société, tu ne m’auras pas», et cela avec une foi inébranlable… Trente ans plus tard, c’est la fiche de salaire qui est brandie par certain-e-s: «Patron, tu ne m’achèteras pas», avec une foi parfois un peu bancale.
Dans mon dernier article, je parlais de ce phénomène de grand départ dans les entreprises, que j’avais intitulé «Le couteau change de main». Aujourd’hui, ce que je souhaiterais montrer, c’est que la lame n’est, de loin, pas aiguisée de la même façon pour toutes et tous.
Un soulagement pour les employeurs? Des collaborateurs-trices qui ne déserteront pas les locaux? Peut-être, mais à quelles conditions?
Bien entendu, cette introspection qui a produit ce grand ralentissement que nous avons vécu ces deux dernières années a été bénéfique pour beaucoup: les valeurs se sont réalignées, des besoins oubliés enfin comblés, une nouvelle orientation, le petit choc qui a pour certain-e-s permis de prendre son courage à deux mains et de finalement se lancer en suivant leur passion. Ça fait rêver, et qui ne l’a jamais pensé?
Le poids des facteurs d’injustice dans le choix
Cependant, hormis le courage, qui est déjà important mais malheureusement pas suffisant, il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu. Des critères qui peuvent peser lourd dans la mise en route du changement auquel on aspire. Car bouleverser sa vie – sauf si l’on souhaite finir ses jours dans une cabane au fond d’une forêt – se heurte à une profonde injustice, qui peut prendre plusieurs formes: l’âge, le métier, le niveau d’«employabilité», la situation personnelle, etc. Une personne (homme ou femme donc) de 50 ans, sans qualification particulière, parent solo d’enfants, ne part pas avec les mêmes cartes en main si elle décide de tout plaquer du jour au lendemain qu’une personne jeune très qualifiée et qui n’a pas encore de responsabilité familiale.
Alors oui, certains métiers sont aujourd’hui tellement en demande de ressources «Homme» que l’âge n’est pas/plus un facteur déterminant, idem pour d’autres métiers qui nécessitent un profil très particulier, presque de niche. Mais on parle ici de quelques secteurs seulement, qui malheureusement ne concernent de loin pas la majorité lorsque l’on évalue la photographie d’ensemble.
Que faire quand le choix n’est plus?
Un mal plus insidieux s’installe quand le choix n’en est plus un, que choisir n’est tout simplement pas/plus possible? Lorsque les facteurs d’injustice pèsent trop lourdement dans la balance, alors le statu quo, soit rester à son poste, s’impose. Car alors le risque de partir, de «tout plaquer», est trop grand.
La question est: Comment tenir le coup jusqu’au bout, jusqu’à sa retraite, en préservant sa santé au maximum? Et, du côté de l’employeur, que faire quand des personnes se retrouvent désinvesties, démoralisées?
«Si votre emploi ne vous satisfait plus, que le choix n’est pas une option, nourrissez votre temps libre»
À vous, collaborateurs-trices: Contrebalancez pour mieux vivre! Si votre emploi ne vous satisfait plus, que le choix n’est pas une option, nourrissez votre temps libre. Tout attendre de votre employeur est un leurre qui vous brûlera les ailes, tandis que lui volera toujours. Sans une mise en mouvement de votre part, aucun changement ne s’opérera. La responsabilité individuelle prend alors tout son sens et son importance!
Un très joli exemple auquel je pense souvent: lors d’un mandat portant sur un audit de climat dans une entreprise, je suis en entretien avec un monsieur proche de la soixantaine. Il exerce depuis trente ans dans une usine, dans des chaînes de production bruyantes, le travail est pénible, le management pas toujours tendre, les horaires en 3x8. Les ouvriers tombent comme des mouches, le turnover tourne à plein régime (les jeunes ne restent pas), le taux d’absence explose, mais lui est fidèle au poste, il a l’air de se satisfaire de sa condition. Comment fait-il? A-t-il une résilience hors du commun? Non, il a simplement des collègues qui sont devenus au fil des années de vieux amis. Tous sont dans la même galère. Ce petit noyau dur de copains fait que l’ambiance au travail contrebalance un chef un peu acariâtre. Ils ont, ensemble, décidé de voir le travail sous un autre angle, d’apprécier ces moments d’équipe et de faire – un peu – fi du reste. Mais pas que. Ce monsieur a aussi une passion hors du commun pour les maquettes et me racontera à quel point son travail lui permet d’une part d’avoir quelques sous (compensation d’heures de nuit) pour investir dans du matériel pour ses maquettes, mais également d’avoir du temps à consacrer à sa passion, le temps, peut-être, de penser à un nouveau projet. En somme, son travail bien que peut satisfaisant lui permet de cultiver un bénéfice secondaire. Il en est conscient et le cultive avec tendresse.
«Le changement générationnel qui avance lentement ne fera qu’accentuer le mouvement de sinistralité au travail qui se voit dans des taux d’absence toujours plus hauts, un désinvestissement des employé-e-s, des conflits, du turnover…»
À vous, employeurs: Avoir des gens performants, d’humeur égale, peu absents et qui ne se plaignent jamais est un rêve, un idéal. Votre responsabilité certes encadre une certaine partie de ce fameux épanouissement, «le bonheur au travail», mais on peut bien évidemment se dire que le rôle de patron s’arrête là où la loi n’impose rien… Mais pour quel bénéfice secondaire?
Car attention: le changement générationnel qui avance lentement ne fera qu’accentuer le mouvement de sinistralité au travail qui se voit dans des taux d’absence toujours plus hauts, un désinvestissement des employé-e-s, des conflits, du turnover… Les personnes jeunes sont moins frileuses et elles le montrent déjà, le panier de fruits et les cafés offerts ne suffiront plus.
La réponse n’est pas toujours d’ordre financier – bien qu’important – mais viendra aussi selon moi d’un management plus orienté sur l’humain. De comprendre que le management ne fonctionne pas comme une machine, pour permettre de s’exprimer avec sérénité, pour gérer les problèmes interpersonnels avant qu’ils ne deviennent des conflits hors de contrôle, pour laisser du temps au manager de passer du temps avec son équipe ou en individuel, de ne pas seulement se laisser à mettre le doigt sur ce qui ne va pas mais de surligner au stabilo jaune ce qui va bien, etc.
Conclusion
Lorsque le choix n’est pas une option, puiser dans d’autres ressources, revoir sa situation professionnelle sous un autre angle, peuvent être des solutions pour tenir malgré tout.
Du côté managérial, laisser du temps au manager pour réellement manager et coacher serait-ce finalement la clé (toute simple) pour permettre non seulement aux personnes faisant face à un «non-choix» de perdurer dans leurs postes, mais aussi aux jeunes de rester? Oui, cela peut prêter à sourire, mais si on estime que l’être humain demande juste à être considéré et que cela peut devenir un bénéfice secondaire pour l’entreprise, il peut valoir la peine d’investir sur des profils managériaux dont la fonction se retrouve réellement dans leur titre!
Avec encore un dernier point de vigilance: du côté des entreprises, reconsidérer la taille des équipes pour permettre au management une conduite d’équipe plus proche des gens, et pas seulement des objectifs. Alors le «non-choix» ne sera plus subi comme avant, et les départs, lorsqu’ils sont possibles, quelles qu’en soient les raisons, certainement beaucoup moins nombreux.

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Le monde d’après? – Le couteau change de main, oui, mais la lame n’est pas la même pour toutes et tous!
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