
«L’exposition «Chrysalide» est un hommage à la métamorphose incessante du monde et de tous les êtres qui l’habitent», écrit en préambule Andrea Bellini dans la brochure d’accompagnement du Centre d’art contemporain (ou CAC). Les choses ne germent pas toutes seules. Il faut des petites graines pour qu’elles se développent. Le directeur de cette Kunsthalle genevoise, qui fêtera ses 50 ans en 2024 (le CAC, pas Andrea Bellini!), voit trois origines à cette présentation thématique embrassant deux cents œuvres sur trois étages. Il y a d’abord le souvenir des «Métamorphoses» d’Ovide, un texte latin souvent cruel. Il a inspiré des litanies d’artistes à la Renaissance, puis à l’âge baroque. «J’y ajouterai le «Pinocchio» de Carlo Collodi, qui a bercé l’enfance de nombreuses générations, surtout en Italie.» Le conte moral montre en effet une marionnette devenant un petit garçon, puis le nez de celui-ci s’allongeant à chaque mensonge.
«J’ajouterai à mes inspirations de départ le «Pinocchio» de Carlo Collodi, qui a bercé l’enfance de nombreuses générations, surtout en Italie.»
Un troisième motif se cache derrière cet accrochage foisonnant venant après «Scrivere Disegnando», qui a fait en ces lieux une carrière chaotique en 2020. «Après cette exposition sur les écritures, j’ai eu envie de travailler à nouveau avec la Collection de l’art brut à Lausanne.» Le partenariat s’était révélé favorable aux deux parties. Ne possédant aucun fonds patrimonial, le CAC doit tout emprunter. Le plus simple reste de le faire au moins de gens différents possibles. Dirigée par Sarah Lombardi depuis 2013, l’institution lausannoise a pour sa part besoin de débouchés. En dépit d’agrandissements successifs depuis son ouverture en 1976, elle reste à l’étroit dans sa belle maison de l’avenue des Bergières. Les Folies Bergières ne cessent en effet de s’enrichir grâce à une définition élargie de leur champ d’action. L’art brut n’est pas une chose du passé. Il a trouvé aujourd’hui d’autres formes, alors qu’on ne peut plus vivre totalement retranché du monde.

Evidemment, Andrea Bellini n’allait pas se contenter d’importer des œuvres. Il s’agissait pour lui de les mettre en regard de créations contemporaines, la distance entre brut et non-brut s’amenuisant de nos jours jusqu’à frôler la rencontre. Alors que les bruts de bruts s’infiltrent dans les musées ordinaires, la plus spectaculaire entrée récente étant celle au Centre Pompidou, les inspirations et les regards changent. Grâce aux écrits très universitaires de Michel Thévoz, le brut est devenu une référence éminemment respectable pour tous, comme ce fut avant le cas naguère pour le sauvage. Dans les salles du CAC, revues de manière très classique afin de leur conférer une allure muséale, Andrea Bellini a ainsi créé des cohabitations parfois inattendues. Récemment honorée au Musée Jenisch de Vevey, Marguerite Burnat-Provins (une artiste «normale» ayant basculé dans le brut après avoir entendu des voix comme Jeanne d’Arc) peut ainsi ouvrir «Chrysalide» aux côtés de la prostituée écrivaine genevoise Grisélidis Réal.
Une soixantaine de créateurs
La suite n’opère aucune distinction entre ce qui sort du musée lausannois et les pièces dues à des artistes actuels hantés par le thème de la métamorphose. Il n’en existe du reste pas vraiment. L’idée du cocon informe devenant papillon titille les imaginations les plus cartésiennes. C’est l’antique notion de l’âme sortant du corps sous la forme de papillons. Beaucoup de ceux-ci se retrouvent dans l’exposition, avec ce qu’ils supposent à la fois de brillant et d’éphémère. Traditionnellement, ces lépidoptères rejoignent du reste le crâne humain dans les «vanités». Les murs entiers d’une salle se voient ainsi tapissés d’énormes photos de Leigh Bowery, mort du sida à 33 ans (l’âge du Christ…) en 1994. L’Australien de Londres s’inventait des costumes fabuleux et colorés, dont il ne resterait rien si ces images n’existaient pas. Bowery, qui fut par ailleurs le modèle préféré de Lucian Freud, constitue le prototype même du papillon se brûlant les ailes.

Il y a bien sûr de nombreux autres créateurs aux cimaises et au milieu des espaces remodelés à l’intention de «Chrysalide». Ils sont en tout autour de soixante. Leur addition témoigne d’une formidable diversité, même s’ils se sont bien sûr vus regroupés selon leurs affinités par le directeur-commissaire Andrea Bellini. Les réalisations se révèlent ainsi à l’image de la vie, tant humaine qu’animale ou végétale. Il existe partout des besoins de mutations, brusques ou au contraire lents. Certains ont trouvé dans une production les rendant autres un exutoire à leurs douleurs physiques. C’est le cas de l’Américain Bob Flanagan ou de la Chinoise Guo Fenguyi, qui fait la couverture du livret d’accompagnement (1). D’autres explorent les nouveaux médias comme l’Anglo-allemande Marianna Simmet, qui se défigure dans ses vidéos musicales. Certains se recomposent à l’infini afin de mieux se comprendre à l’instar de Frida Orupabo, femme, Noire, sociologue et Norvégienne.

Au milieu de noms quasi inconnus se nichent plusieurs vedettes, logées à la même enseigne que tout le monde. Je pourrais citer l’Américaine Kiki Smith, qui a eu en 2021 sa rétrospective au MCB-a de Lausanne. Pierre Molinier, dont la pratique photographique intéresse aujourd’hui davantage que la peinture. Cindy Sherman, chez qui l’œuvre se présente comme une interminable suite de métamorphoses. Cindy aura été tout le monde sauf elle-même dans ses autoportraits aujourd’hui considérés comme des icônes. Ces stars avaient leurs places aux côtés de personnalités découvertes par Andrea Bellini («je voyage et je regarde internet») et d’ex-marginaux faisant partie de la Collection de l’art brut. Cela dit, ce dernier peut aussi créer des stars. Plusieurs livres ont ainsi été consacrés depuis quelques années à Marcel Bascoulard, qui se photographiait travesti en femme dans les Bourges des années 1944 à 1978, date de son assassinat. «Nous avons pu réunir de lui des images rares, dans leur tirage original pauvre. Elles ont été découvertes après sa mort.»

Riche et plurielle, adroitement mise en scène, l’exposition fait passer le public par toutes sortes d’émotions intellectuelles et esthétiques. Les œuvres choisies lui parleront, ou ne lui parleront pas. Il faut toujours trouver un point de contact entre l’œuvre et soi-même. C’est à la fois la suite et le contraire de «Scrivere Disegnando». Alors que tout ramenait il y a deux ans vers l’écriture, réelle ou inventée, nous avons ici l’explosion infinie et variée des formes imaginables. Des formes mouvantes et parfois émouvantes. Des formes légères aussi. Il y a des moments où le visiteur a envie de se sentir papillon.
(1) Guo Fengyi a eu sa rétrospective à la Collection de l’art brut en 2012.
Pratique
«Chrysalide, Le rêve du papillon», Centre d’art contemporain, 10, rue des Vieux-Grenadiers, Genève, jusqu’au 4 juin. Tél. 022 329 18 42, site www.centre.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h. Un catalogue est prévu. Il devrait sortir ce printemps en français et en anglais.
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Exposition à Genève – Le CAC sort des papillons de leur «Chrysalide»
Le Centre d’art contemporain a de nouveau collaboré avec la Collection de l’art brut de Lausanne. Le thème est cette fois la métamorphose.