
Il embarrasse autant mort que vivant. Les journalistes, voire les exégètes, ne savent plus quoi trop dire d’Hermann Nitsch, qui s’est éteint à 83 ans le 18 avril. Mort naturelle, contre toute attente. A l’air libre, et non embastillé. L’«actionnisme viennois», dont l’homme fut l’un des représentants les plus célèbres il y a plus de cinquante ans, s’est en effet souvent mal terminé pour ses tenants. Dès 1969 Rudolf Schwarzkogler disparaissait au propre comme au figuré de la scène. La légende veut qu’il soit mort âgé de 29 ans à la suite d’une castration volontaire. C’était, si j’ose dire, trop beau pour être vrai. L’homme aurait en fait sauté par une fenêtre en se prenant pour un oiseau. Otto Muehl est décédé lui en 2013, après avoir purgé une peine de sept ans de prison. Sévices sexuels sur des mineurs et viols au sein de la communauté qu’il avait fondée. Les sectes finissent en général assez mal.
Une certaine prudence
Hermann Nitsch aura adopté une démarche presque prudente face à cette folie et à ces déviances. Tout reste relatif, comme vous le savez. L’artiste était symboliquement né en 1938, l’année de l’Anschluss qui avait marqué le rattachement tout ce qu’il y a de plus volontaire de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Il a grandi après 1945 dans le déni de la chose que connaissait son pays, plus ou moins redevenu indépendant. D’où ce besoin progressif de s’en abstraire et de s’en distinguer par la révolte. Les «actionnistes viennois», dont la poussée de fièvre restera en réalité brève, vont le plus violemment possible heurter leurs compatriotes et les institutions. Il fallait les secouer par des cérémonies dont les premières performances et les spectacles du Living Theatre avaient donné l’impulsion quelques années auparavant. Le Sade des «Cent vingt journées de Sodome», mais aussi Freud, Nietzsche (dont le nom fait penser à celui de Nitsch), Georges Bataille ou Antonin Artaud allaient bien entendu se retrouver convoqués. Il y aura sous le nez des spectateurs de la vraie nudité et du sang bien réel. De quoi secouer un public à la fois horrifié et ravi. Les réactions à des attaques visant juste et profond ne sauraient se montrer qu’ambiguës.

Hermann Nitsch devait demeurer par la suite le plus artiste de tous ces «performeurs» de quelques saisons. L’actionnisme n’a jamais étouffé en lui le peintre, même s’il semble parfois difficile d’identifier dans ses toiles, où le sang entrait bien sûr comme composante, l’influence du Titien, de Rembrandt ou de Vélasquez que l’homme revendiquait. Ces immenses peintures où domine bien sûr l’incarnat, seraient pour moi plus proches des expériences, légèrement antérieures, du mouvement japonais Gutai. Une mouvance elle aussi extrême, où le corps devenait un pinceau calligraphique vivant. Je pense ici aux expériences de Kazuo Shigara qui, maintenu au plafond par une corde, traçait des signes, eux aussi pourpres, sur des supports préparés. Gutai a exercé une influence souterraine en Occident, où il s’est notamment vu importé le peintre judoka Yves Klein.
Orgien Mysterien Theater
Après la dissolution du groupe autrichien en tant que tel, Nitsch a donc pu continuer sur sa lancée. L’homme s’est mis à rechercher le «Gesamtkunstwerk», idée germanique s’il en est depuis Richard Wagner. Ses moyens financiers lui ont permis d’acquérir en 1971 près de Vienne le château de Prinzenhof. C’est là qu’il va organiser ses cérémonies, au caractère quasi liturgique. Ce sera le Orgien Mysterien Theater, avec des représentations de plus en plus longues. Elles reflétaient l’évidente volonté d’une régression archaïque collective. La transe. A côté d’elles, les spectacles de Bob Wilson tiendraient du simple lever de rideau. Le record d’Hermann Nitsch restait de six jours et six nuits. Une débauche de cris, mais aussi de musique, d’architecture ou de peinture. Avec beaucoup de sang! Il y avait de l’éventration d’animaux, du boyau fumant, de l’urine odorante et sans doute de la merde partout. Une chose qui fera traiter Nitsch de «Caligula autrichien» par Brigitte Bardot, outrée devant cette atteinte à la cause animale. Peut-être l’actrice aurait-elle préféré à tout prendre du sang humain…

Cette théâtralisation assumée n’empêchait pas Nitsch de réaliser des tableaux pour le commerce et de les vendre. Il faut bien vivre, et si possible vivre bien. L’homme s’est ainsi retrouvé honoré par trois musées personnels, deux en pays germaniques et le dernier à Naples. Le marché a pompé le sang qui restait disponible. L’Autrichien avait ainsi ses galeristes, qui proposaient ses œuvres plutôt cher. Les Genevois ont ainsi pu voir une exposition Nistch chez Opera en 2019. Je vous en avais du reste parlé. Vue hors contexte, il s’agissait d’une peinture «matiériste» presque identique aux autres. Beaucoup de violence, mais aseptisée par le décor clinique d’une luxueuse galerie d’art contemporain. C’est comme si les viscères et les excréments avaient disparu. Ne restaient aux cimaises que des vestiges de cérémonies orgiaques, devenus esthétiques. Une jolie peau morte bien éclairée, à mi-chemin entre le reliquaire et le reliquat. Si l’on dit volontiers qu’«un ange passe», les diables (ou ce qui en fait office) se retrouvent parfois dépassés par un marché écrasant tout. Leur chaos est devenu un ordre nouveau…
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Art contemporain – L’actionniste Hermann Nitsch est mort à 83 ans
L’Autrichien avait fait scandale dans les années 1960. Il ne s’était jamais assagi, même si le commerce proposait sa peinture réalisée avec du sang.