
Depuis sa résurrection lors d’une rétrospective organisée au printemps 1951 dans un Palazzo Reale de Milan dévasté par la guerre, l’œuvre du Caravage (1571-1610) a été montré jusqu’à la surexposition. Pas d’année ou presque sans qu’une ville, de préférence italienne, tire sur la corde. Il faut dire que l’artiste, un peu délaissé par le XIXe siècle et le début du XXe, fait aujourd’hui partie des «money-makers». Sa cote a parallèlement explosé sur le marché de l’art, alors que beaucoup de nouvelles «découvertes» se voient contestée par des spécialistes. Pensez au foin produit par la «Judith» qui aurait été trouvée (l’histoire semble presque tirée de la «légende dorée») dans un grenier toulousain en 2014!
Enfant, puis adolescent…
L’intérêt de cet engouement critique et public pour Michelangelo Merisi dit le Caravage (du nom de sa ville lombarde d’origine, où il n’est cependant pas né) a cependant eu des effets positifs. D’abord, il a remis en lumière un géant. Il a ensuite incité à retravailler sur ses «satellites», longtemps étudiés par l’historien de l’art anglais Benedict Nicolson (le fils de l’écrivaine féministe et lesbienne Vita Sackville-West). De son vivant déjà, mais surtout après sa mort mythique sur une plage de Porto Ercole en 1610, une génération entière de peintres va œuvrer en suivant sa manière. Aucun dessin préparatoire. Le travail attaqué directement sur la toile, avec des dominantes sombres et des effets d’éclairage nocturne. Une attention soutenue (mais pas entièrement nouvelle) pour les pauvres, les rixes, les joueurs de cartes et les décors de taverne. Bref, un adieu parfois grandiloquent aux excès du maniérisme. Le Caravage marque une rupture brutale. Poussin dira d’ailleurs plus tard de lui qu’il était né pour «tuer la peinture».

Le «caravagisme» se présente aujourd’hui à la manière d’un gigantesque puzzle, comme plus tard les «rembranesques» gravitant autour de Rembrandt (1603-1669). Il s’agit d’en identifier les morceaux. Qui a fait quoi? C’est là que les actuelles expositions autour de Michelangelo Merisi prennent leur importance. Elles sont vouées au «premier cercle», composé par ceux qui ont directement connu le maître à Rome ou à Naples, puis au second, fait de ceux que sa gloire a attirés dans la Ville des Papes après son décès prématuré. Le caravagisme fut d’emblée un mouvement international. Il ne faut pas s’étonner de voir dans ses premiers disciples un Flamand comme Louis Finson (qui attend toujours son hommage). Sont ensuite venus des artistes italiens plus jeunes, mais aussi des catholiques d’Utrecht, des Espagnols, des Provençaux ou des Lorrains. La vogue des clairs-obscurs et des scènes populaires restera cependant brève. Tout est terminé vers 1635. Rome va diffuser ensuite un art clair et joyeux, comme se veut le baroque. La mode est partie en fusée pour le «cortonisme», du nom de Pietro Berretini (1596-1669), qui était d’une famille de Cortone.

Au centre du «premier cercle» se trouve une figure singulière. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un splendide hommage dans l’Accademia Carrara de Bergame remise à neuf. Il s’est longtemps agi d’un point d’interrogation dans l’histoire des beaux-arts. Qui pouvait bien être ce Cecco del Caravagio (littéralement «l’aveuglé du Caravage») évoqué par un voyageur anglais des années 1650 dans son journal intime? Ce dernier évoquait un très jeune modèle ayant posé pour nombre de toiles du Caravage, dont «L’Amour vainqueur». Il disait que Cecco vivait avec l’artiste, dont il avait sans doute partagé le lit. D’où les bruits autour de l’homosexualité du maître, qui devait sans doute sauter comme nombre de ses contemporains sur tout ce qui bouge. Effectivement, le même modèle passe du stade de grand enfant à celui d’adolescent au fil de l’œuvre de Merisi. On savait depuis longtemps qu’il était ensuite devenu peintre, sans pouvoir lui attribuer de manière sûre (ou même vraisemblable) la moindre toile.

A force d’indices, la critique a fini par lui donner un certain nombre d’œuvres regroupées grâce à la photographie (en noir et blanc, ce qui n’est pas trop grave pour des réalisations caravagesques) par le grand Roberto Longhi en 1943. Mais Cecco n’avait toujours pas de nom. Utilisant au maximum le peu de documents d’archives à disposition, l’historien Gianni Papi a fini par le trouver en 1991. Il s’agissait d’un (in)certain Francesco Boneri, d’une famille de Bergame. Où et quand est-il né? On ne le sait toujours pas. Où et quand est-il mort? Autre mystère. L’adolescent, puis l’homme apparaît et disparaît dans les interstices de l’histoire. Point final passé 1620, alors qu’il devait se trouver dans la trentaine… Le cas n’offre rien d’unique dans les figures supposées mineures de la peinture d’alors, d’autant plus que les artistes signaient peu et dataient encore moins. On sait en général des choses d’eux grâce aux procès. Leurs «minutes» parlent. Mais Cecco semble ne pas en avoir subi. Il y a aussi les contrats. Là les choses ne deviennent claires pour une immense «Résurrection du Christ», qui n’a pas pu venir (vu sa taille) de Chicago. Les religieux ont refusé cette composition novatrice. Elle a bien entendu rapidement fini chez un collectionneur d’avant-garde, comme il en existait à Rome vers 1620.

L’actuel «corpus» de Cecco del Caravaggio reste mince. Les experts se sont plus ou moins mis d’accord sur vingt-cinq œuvres. Dix-neuf ont pris le chemin de Bergame, où elles occupent le premier étage de l’Accademia Carrara. Assisté par Maria Cristina Rodeschini, directrice de l’institution bergamasque, Gianni Papi a complété cet ensemble par des exemples du Caravage montrant Boneri modèle (d’où le sous-titre de l’exposition «L’artiste-modèle»), mais aussi de Valentin de Boulogne, de Bartolomeo Manfredi, de Bartolomeo Cavarozzi, de Filippo Vitali, de Gérard Douffet, de Louis Finson ou de l’énigmatique peintre monogrammant ses créations RG (aucun rapport avec le bédéiste!). Il s’agissait de montrer les influences mutuelles et de distinguer les mains. A ce propos, Boneri apparaît différent du Caravage dont il a pourtant été si proche, du moins jusqu’au départ de ce dernier pour Malte. Ses créations donnent la priorité à la ligne sur la couleur. La manière apparaît un peu sèche. La couche picturale demeure maigre, mettant du coup en évidence quantité de détails notamment vestimentaires. Il y a des proportions curieuses dans le corps humain. Bref, Cecco reste un irrégulier de l’histoire de la peinture.

Comme le reste de l’Accademia Carrara restaurée, qui fait aujourd’hui l’objet d’un autre article, la manifestation s’est vue montée dans un décor coloré. Ici brique foncé. Les tons sombres flattent, on le sait, la peinture ancienne. Le visiteur s’étonne de la variété des provenances, toutes européennes, l’œuvre de Cecco étant aujourd’hui dispersé. Il y a des envois d’Athènes, de Berlin, de Venise, de Vienne, de Bratislava, de Madrid, d’Oxford, de Varsovie ou de Londres. Certaines toiles importantes n’ont d’emblée pas pu effectuer le voyage comme «L’amour à la fontaine», en mains privées, que Gianni Papi décrit comme capital. Il s’agit d’un tableau dans le tableau, proposé comme une vanité (ou au contraire une apothéose) de la peinture. D’autres œuvres, en catalogue, ont été retenues chez elles à la dernière minute. Je citerai Le «David» de Rome, où un Cecco d’environ quatorze ans tient une tête coupée. Un autoportrait du Caravage. Dommage! Les spécialistes de l’exégèse artistique comme sexuelle auraient apprécié…
Pratique
«Cecco del Caravaggio, L’allievo modello», Accademia Carrara, 82, piazza Giacomo Carrara, Bergame, jusqu’au 4 juin. Tél. 039 035 2343 96, site www.lacarrara.it Ouvert de 9h30 à 17h30 le lundi, le mercredi et le jeudi, jusqu’à 18h30 les vendredis, samedis et dimanches, jusqu’à 13h le mardi. Pas besoin de réserver. Un autre article parle de la modernisation de l’Accademia Carrara.
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Exposition à Bergame – L’Accademia Carrara exalte Cecco del Caravaggio
Proche du Caravage, qui l’avait d’abord utilisé comme modèle, le peintre est l’auteur d’œuvres, ici mises en regard de celles de ses contemporains.