La Suisse n’est pas en reste. En effet, le SECO annonce que des nouvelles dispositions visant « à mieux protéger l’être humain et l’environnement » entreront en vigueur dès le 1er janvier 2022. Les grandes entreprises devront notamment « établir un rapport sur les questions environnementales, les questions sociales, les questions de personnel, le respect des droits de l'homme et la lutte contre la corruption...[1]
Nul ne met en doute la pertinence de ces thématiques nobles et pures. Par contre leur mise en œuvre nous fait craindre le pire.
1. Nos observations de terrain
Depuis plus de 20 ans nous accompagnons -en tant que conseillers externes- un grand nombre d’entreprises, d’institutions, d’organisations diverses et variées tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Nos interventions concernent principalement les thématiques suivantes : la gouvernance, la relève et le recrutement, enfin la gestion des risques psychosociaux (stress, mobbing, burn out, bore out et harcèlement sexuel). Des éléments proches, dans l’esprit, des objectifs de protection poursuivis par les politiques de RSE.
Notre constat est clair et sans appel : plus les missions des organisations sont belles, nobles et inspirantes et davantage elles génèrent de la souffrance au travail. Une forme d’oxymore organisationnel étonnante.
2. Quelques exemples sectoriels symptomatiques ?
· les hôpitaux -qui sont des lieux de réparation et d’humanitude essentiels- finissent par retourner leurs missions contre les acteurs hospitaliers eux-mêmes en les rendant malades ou en générant un taux d’absentéisme diabolique,
· les centres médico-sociaux (EMS-CMS), les Foyers de jour, institutions proches de l’hospitalier, mais différents dans leur logique de fonctionnement, souffrent d’un turn over extrêmement élevé, d’une complexité organisationnelle rare et asphyxiante,
· les églises (toute confessions confondues), les syndicats, les organisations non gouvernementales, trois institutions nobles dans leurs missions effectives, mais qui -l’une fois que l’on rentre en leur sein- démontrent des dysfonctionnements organisationnels majeurs, n’arrivant pas à s’imposer à elles-mêmes les critères moraux, politiques ou éthiques imposés à leurs clients,
· les musées, les bibliothèques, les centres culturels, les universités et les écoles, sont également des dispositifs princeps mais qui, par leur gouvernance si particulière, génèrent un nombre considérable de problématiques ressources humaines (conflits, tensions, dysfonctionnement, burn out, mal-être, etc…)
· les prisons également pourraient à être rajoutées à cet inventaire à la Prévert, considéré historiquement comme un lieu de réparation mais qui aujourd’hui semble vécu comme un espace de répétition.
Cette liste, n’est pas certes pas close ; elle est à la fois illustrative et probablement caricaturale. Elle est surtout empirique et émane d’observations de terrain parcellaires. Mais l’on constate que des centaines de milliers d’emplois en Suisse sont concernés. Que l’on nous comprenne bien : nous de disons pas que ces Institutions spécifiques dysfonctionnent. Nous disons, par contre, que nous observons dans ces champs spécifiques davantage de problématiques RH et organisationnelles que dans les autres secteurs d’activités économiques.
Or toutes ces institutions sont soumises plus ou moins formellement à la RSE, c’est-à-dire à un corpus de règles et de principes qui devraient sauvegarder l’intégrité des collaboratrices-teurs de ces maisons dans la réalisation de leurs missions. Et probablement qu’elles se sont dotées de procédures, de règlements, d’indicateurs pour agir en conformité avec ces standards nouveaux.
Tout est donc là -notamment sous l’angle de la loi et des normes-, mais rien ne se passe comme prévu. Autrement dit, nous constatons des insuffisances majeures dans la mise en œuvre des principes RSE évoqués.
3. La question du pourquoi
Mais pourquoi donc ces institutions si belles et si nobles générèrent alors davantage de problématique RH-RSE que les autres ? La liste subjective présentée ci-dessus renvoie à des institutions dont l’histoire est pluri-centenaire. Michel Foucault nous apprend que la prison moderne naît en 1850, l’histoire des hôpitaux et de leur organisation débute au VIIIème siècle, les universités européennes sont quasi millénaires. L’Eglise catholique, quant à elle, est au bénéfice de plus de deux mille ans d’existence, l’une des plus grandes multinationales hiérarchiques universelles.
Autant dire que les procédures de ces institutions, leurs stratégies, leurs visions, leurs transformations ont pu s’inscrire en leur corps administratif dans le temps long (dixit F. Braudel). Et laisserait penser que ces organisations sont au bénéfice d’une large d’expérience leur permettant une auto-réflexivité sur leurs propres pratiques tout au long de leur déploiement, notamment en termes de gestion des crises, des personnes, des contextes, de leur développement organisationnel.
Bref, si l’on cherchait des « maîtres es gouvernance », ce serait dans ces institutions qu’il conviendrait d’aller les solliciter, davantage qu’au sein de jeunes pousses ou autres start up.
Du moins, c’étaient les préjugés qui nous habitaient.
3.1. Une fracture secteur public - secteur privé
La liste subjective présentée stigmatise davantage le secteur public, nous en sommes conscients, et là n’est pas notre propos. Mais pourquoi -dans nos observations empiriques- le secteur public semble davantage déficient dans l’application de la RSE ?
Plusieurs raisons pourraient expliquer ce phénomène. Beaucoup d’organisations publiques sont devenues des « monstres organisationnels » notamment
· en terme de taille (nombre de collaborateurs), de situations géographiques (entités multi sites), etc...
· en terme de missions contradictoires à assumer ; pour un hôpital universitaire, il s’agit de soigner, de rechercher et d’enseigner ; pour une prison de mettre sur le droit chemin moral des « clients » récidivistes permanents ; pour une église de fédérer et de rassembler des croyants dispersés et émancipés,…
· en terme de gouvernance, le champ public empêtré dans des logiques politico administrative n’a pas encore fait le saut de la logique de compétence à tout prix et les Conseil d’administration sont souvent dépassés / démunis en terme de compétences et de capacité d’engagement ; de plus les organisations concrètes sont souvent sous-dimensionnées pour remplir les missions qui leur sont attribuées, sans possibilité d’intervenir réellement sur leur dotation en personnel…
· en terme de culture managériale, ces organisations sont souvent peu matures, évoluant dans un cadre administratif rigide difficile à faire évoluer, le middle management étant peu formé à la conduite des collaborateurs…
· enfin, en terme d’émulation des collaborateurs et des cadres, peu sont encouragés par les système de reconnaissance à « faire différemment » et à participer à mettre en « évolution » l’organisation.
Tous ces éléments (la complexité, la contradiction, la gouvernance, le management, la gestion des ressources humaines) se retrouvent également dans le secteur privé. Lui aussi a son lot de « pistes d’améliorations » et de projets à initier pour améliorer son fonctionnement. Mais force est de reconnaître que son cadre juridique le rend souvent plus agile, même si d’énormes chantiers le concernant sont encore à agender, largement perfectible qu’il est sur ces mêmes thématiques.
3.2. Une fracture liée à l’histoire économique ; la montée de la tertiarisation
Ces observations rencontrent également un moment de l’histoire économique. David Graeber -économiste rattaché à la London Business School ; décédé en 2020- a rédigé un intéressant ouvrage intitulé Bullshit Jobs[2]. Il montre dans ce travail de recherche que la tertiarisation du monde (la montée en puissance des services) a bouleversé la nature de nos activités professionnelles concrètes.
Nos métiers se sont en effet fardés de missions étranges. Des collaborateurs peuvent désormais passer une vie entière à dresser des statistiques plus ou moins inutiles. Des cadres s’évertuent une vie durant à fabriquer des slides ou à mettre à jour des sites internets. Des spécialistes obscurs rédigent des notes de cadrage dont on ne sait si elles sont lues. D’autres opèrent des contrôles dont la méthode montre que ce contrôle ne peut pas réellement s’opérer… Une grande partie passe sa vie à traiter des mails et à converser avec Outlook.
Bref, des plans entiers de notre activité impliquent aujourd’hui la réalisation de tâches inutiles, superficielles et vide de sens. Dans chacun de nos métiers, dit Graeber, nous risquons de voire la part de « bullshit jobs » prendre le pas sur le contenu de notre activité réelle qui, par essence, nous motive. Nous nous rappelons les nombreux textes de Baudrillard, de Debord et d’autres sur la simulation qui désormais touche la vie professionnelle, mouvement accentué par la digitalisation des activités. Ce mouvement générerait « des démissions intérieures » encore appelée par les pychologues du travail « brown-out ».
Il est clair que les déclarations de principes de la RSE semblent bien faibles dans leurs ambitions pour contrecarrer ce mouvement historique. Comment protéger l’intégrité physique et psychique des collaborateurs, alors que le capitalisme tend à vider de leur substance la mission première des activités professionnelles en lui substituant des processus informatisés qui ne nécessitent que des pousse-boutons ? Une belle directive sous la forme d’une slide en couleur suffira-t-elle à renverser le phénomène ? Nous ne le croyons pas.
3.3. Une fracture historique ; la mutation entre deux siècles
Enfin pour prolonger les analyses de David Graeber et puiser encore plus profondément dans les racines historiques du travail, Foucault nous montre -notamment dans son livre Surveiller et punir[3]- que la majorité des institutions qui président nos vies actuelles sont nées au siècle passé et qu’elles se sont cristallisées dans leurs formes récentes au XIXème siècle.
Les écoles, les internats, les hôpitaux, les prisons, mais aussi les doctrines religieuses, l’institution de la famille, la prévoyance professionnelle, la notion d’Etat social, les ambassades, les bibliothèques, l’armée,… Toutes ces institutions rencontrent aujourd’hui une crise majeure de sens, car leurs racines séculaires, leur fondement, leur raison d’être, leur type d’organisation ne leur permet plus d’agir avec pertinence dans le monde post-moderne actuel. Elles se trouvent toutes dans l’obligation d’initier des transformations puissantes pour se déployer dans un nouveau contexte qui s’impose à elles.
Des chantiers énormes de transformation qui nécessiteront courage et volonté. Là aussi, les injonctions de la Responsabilité Sociale et Economique semblent de la guimauve par rapport aux enjeux réels qu’il conviendrait d’adresser.
3.4. Une fracture sociale ; la transformation du pacte social
Pour complexifier le tout, ces institutions se confrontent également à un moment spécifique de l’histoire sociale. Ces vingt dernières années ont vu émerger 6 nouvelles valeurs désormais incontournables qui mettent à mal la gouvernance des entreprises.
· La transparence dans tous les champs de la vie entrepreneuriale et sociale : dans le domaine de la fiscalité (la mort du secret bancaire) ; dans le domaine de la psyché :
(l’éloge du tout dire et l’avènement des psychothérapeutes et des coachs) ; dans le domaine de l’architecture qui voit l’émergence de bâtiments verres).[4] ; dans le domaine de la gestion d’entreprise et de la publication des salaires (www.glassdoor.ch),...
· La montée en puissance sociale du thème de la diversité et du genre avec non seulement l’avènement des femmes sur la scène des responsabilités, mais avec une totale redéfinition de la catégorie du genre qui -pour les quinquas ou les sexas- nous fait perdre parfois notre latin. Ainsi aujourd’hui, l’on parlera de LGBTTQI2A pour se référer aux personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transsexuelles, transgenres, mais aussi aux queers, intersexes, asexuelles et alliées.[5]
· L’exigence de l’intégrité totale non seulement dans les rapports de genre, mais dans toutes les relations humaines notamment dans le cadre professionnel.
· L’équité salariale et structurelle ; une intention jusqu’ici, une injonction désormais qui oblige les entreprises tous secteurs confondus à démontrer la non-discrimination de leur politique de rémunération.
· l’avènement de nouvelles formes d’organisations du travail décrites notamment par Frédéric Laloux[6] ; l’holocratie (Zappos, Gore-Tex), la sociocratie (Endenburg Elektrotechniek, Cirque du Soleil), l’adhocratie (la NASA), l’entreprise ouverte,
l’entreprise libérée (Poult, Favi, ChronoFlex), l’entreprise positive (promue par Attali), la hiérarchie horizontale (Morning Star), le management créatif (Semco, entreprise brésilienne), l’organisation sans leader (leaderness organisation comme Internet), que sais-je encore ?
· La durabilité : l’imposition sur l’agenda social du thème de l’économie circulaire et de la durabilité qui voit gagne en crédibilité grâce à Greta Thunberg et en exploitation politique grâce au Covid19.
4. Que faut-il donc retenir ?
1. Les politiques de RSE sont louables ; nous devons soutenir leur mise en œuvre. Mais elles ne doivent pas être un cache-sexe de l’immobilisme managérial.
2. Les politiques de RSE se heurtent à 4 mouvements puissants qu’il convient de comprendre pour mieux sublimer la RSE :
a. Premièrement, les organisations ne sont pas toutes similaires et la fracture public-privé nous convie à comprendre que la RSE est paradoxalement plus complexe à instaurer dans les éco-systèmes publics, alors même que ces derniers se veulent davantage protecteurs pour les collaborateurs.
b. Deuxièmement, l’évolution économique d’après-guerre et la tertiarisation a favorisé une montée en puissance des bullshits jobs dont la vacuité rivalise avec les ambitions des politiques RSE.
c. Troisièmement, la longue évolution historique des métiers nous montre que certaines institutions n’ont pas encore agendé leur transformation, notamment dans le champ de leur gouvernance.
d. Quatrièmement, la révolution sociale à l’œuvre et l’avènement des 6 nouvelles valeurs (transparence, diversité, intégrité, équité, nouvelle forme du travail, durabilité) perturbe l’agenda des organisations en rajoutant une couche de complexité.
Notes :
[1] https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/aktuell/mm.msg-id-86226.html
[2] David Graeber, Bullshit jobs, Editions Les Liens qui libèrent, 2018, 416 p.
[3] Michel Foucault, Surveiller et punir, Editions Tel, 2003, 360 p.
[4] Stéphane Haefliger, « le piège de verre » in HR Today, 1 avril 2010 ; disponible https://www.hrtoday.ch/fr/article/le-piege-de-verre-
[5] Nous renvoyons au lien suivant, https://www.rts.ch/decouverte/monde-et-societe/monde/l-homosexualite/9609285-lgbt-et-autres-notions-de-genre.html
[6] Se référer à Frédéric Laloux, Reinventing Organisation, Éditions Diateino, 2015, 484 p. Lire également https://www.ouishare.net/article/vers-une-nouvelle-ere-manageriale-rencontre-avec-frederic-laloux

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Responsabilité sociale – La RSE, le cache-sexe de l’immobilisme ?
Pas un jour, pas une semaine, pas un mois sans que l’on nous bassine avec la célèbre RSE, la Responsabilité Sociale et Economique, avec ses caractéristiques juridiques et normatives. Ces standards de gestion, proposés par la Commission européenne en 2011 déjà, ont fini par s’imposer aux entreprises dans toute l’Europe.