
Décidément… «Mais qu’est qu’ils ont tous à mourir», aurait dit ma grand’mère qui considérait les décès comme des offenses personnelles. Après Claude Rutault ou Jacques Villeglé, Paula Rego a disparu le 8 juin de la scène artistique. La Portugaise de Londres s’en est allée à 87 ans, reconnue sur le tard voire à la dernière minute en France ou en Italie. La femme fait aujourd’hui l’objet d’une «personnelle» au Musée Picasso de Málaga (jusqu’au 21 août). Elle occupe par ailleurs une position centrale aux Giardini de la Biennale de Venise (jusqu’au 27 novembre). Heureusement que son pays natal l’avait fêtée plus tôt! Un musée de Porto a ainsi dû ouvrir ses portes vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour une de ses expositions dès 2004. Notez que Paula entrait alors dans la septantaine. Une décennie qui devient vraiment celle de tous les possibles… Pensez de l’autre côté de l’Atlantique à Louise Bourgeois.
Le temps de la dictature
Maria Paula Rego était née à Lisbonne en janvier 1935. Famille bourgeoise. Mais un père et une mère tournés vers l’Europe et la démocratie, alors que le Portugal se trouvait placé depuis deux ans sous la férule d’António de Oliveira Salazar. L’homme se maintiendra au pouvoir jusqu’à sa mort en 1970. Ce n’était pas Hitler. Ce n’était pas Staline non plus. Mais il s’agissait d’un dictateur de droite maintenant le pays sous une cloche de verre. Salazar avait dépolitisé le pays, plutôt pauvre, promouvant pour ce faire l’Église et la famille. Le Portugal était devenu l’arrière-cour de l’Occident, loin des regards démocratiques. Il vivait chloroformé à l’intérieur de ses frontières. Les parents de Maria Paula, eux, se passionnaient pour la France ou l’Angleterre. Ils vont du reste passer plusieurs années en Grande-Bretagne, où le père avait trouvé un travail chez Marconi. Il était dans l’électricité, fondant au retour sa propre entreprise.

La petite Maria Paula ne sera pas de ce provisoire exil. Elle va rester avec une grand-mère âgée, qui la bourrera de contes et de légendes terrifiants, une tante bipolaire et un personnel dont faisait partie la terrible gouvernante Donna Violetta. C’est entre peurs et impression d’abandon que se forge à ce moment le futur univers de Paula Rego, dont la peinture tiendra de la catharsis après son retour à une pleine figuration. L’exposition de l’Orangerie de 2018, qu’avait voulue à Paris Laurence des Cars (une rétrospective si peu visitée que la presse française ne la cite même pas aujourd’hui), s’intitulait d’ailleurs «Contes cruels». La fillette dessinait déjà. Mais sa mère, bien qu’artiste elle-même, voyait pour sa fille un avenir d’épouse et de mère correspondant à l’idéal du régime. Elle ne l’aidera guère à sortir de sa coquille. «Ma peinture parle de la famille, pour le meilleur et pour le pire, parce que tout se passe en son sein.»

C’est le père, persuadé du talent de sa fille, qui va envoyer Maria Paula en Angleterre. Elle doit pouvoir y respirer un autre air et y accomplir des études d’art poussées à la Saint Julian’s School de Londres, où la femme enseignera elle-même bien plus tard. Ce sont dès 1952 des années d’apprentissage, couronnées par une Bourse Gulbenkian en 1958. La débutante rencontre alors Victor Willing, peintre lui aussi. Il est marié. Elle subira plusieurs avortements, qui donneront lieu en 1998-1999 à sa série «Abortion». Divorcé, il l’épousera finalement et ils auront trois enfants. Le tout dans une atmosphère délétère qui déteindra sur son art. «Il était si intelligent. Mais il faisait peur aussi, parce qu’il était agressif. Mais c’est ça qui est attirant, n’est-ce pas?» Paula le considérait comme le génie qu’il n’était pas. Elle restait dans son ombre. Dès 1966, il y aura en prime la maladie. Victor développe une sclérose en plaques, tandis que Paula déprime. En 1974, l’époux provoque la faillite de la firme d’électricité créée par le défunt père de Paula au moment der la Révolution des œillets… Le parcours se révèle pour le moins rude pendant vingt ans.

Paula continue cependant son chemin. Après avoir frôlé l’abstraction avec des œuvres qu’on ne voit jamais (elle semble née pour la peinture, la gravure et la sculpture vers 1980), elle crée une figuration de plus en plus fidèle à la réalité. Mais une réalité inquiétante. Fantastique. Une idée de fiction que la femme admettait mal. «Ma peinture n’est pas un simple théâtre de la cruauté. C’est la vie telle qu’elle existe.» La violence n’y a rien du simple fantasme, comme c’est du reste le cas avec ses amis Lucian Freud et Francis Bacon. Elle rythme l’existence, physiquement ou moralement. N’empêche que peu à peu les expositions s’enchaînent. «Au début, c’était très difficile. Les galeristes pensaient que le travail d’une jeune femme ne valait pas la peine d’être montré.» Paula commence à vendre. Elle décore des lieux prestigieux dont le restaurant de la National Gallery de Londres. La prestigieuse Marlbourough lui offre un contrat en 1987. Le Portugal en fait une héroïne nationale. Il existe ainsi depuis longtemps une Casa de Histórias Paula Rego à Cascais, que j’ai visité. Il y a du Paula Rego à tous les étages dans cette construction moderne érigée au milieu de ce Saint-Tropez lusitanien…

Anoblie par Elizabeth II en 2010, aidée par Lula Nunes qui lui sert à la fois d’assistante et de modèle, entourée par une famille qui en a fait la belle-mère du sculpteur australien Ron Mueck (1), veuve depuis 1988, Paula Rego aura connu une fin de carrière éblouissante. Celle-ci doit en dépit des apparences peu au féminisme, mouvement qui rendait l’artiste méfiante en dépit des avancées possibles. Paula Rego se voyait plutôt en indépendante, même quand elle (dé)peignait l’avortement ou les mutilations génitales. Elle se considérait avant tout comme une artiste, une artisane presque, dotée d’un besoin irrépressible de travailler. Sa vie se situait dans son atelier, où elle avait fini par utiliser avant tout le pastel, médium qui retrouve aujourd’hui la faveur de nombreux plasticiens. «J’ai toujours été très timide. Il y a bien des choses dont je ne parlais pas dans la vie réelle. Mais je pouvais faire quelque chose avec mes tableaux.»
(1) Ron Mueck, né en 1958, est célèbre pour ses sculptures hyperréalistes en silicone et polyester d’hommes et de femmes représentés soit bien plus grands que nature, soit minuscules.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Peinture – La Portugaise Paula Rego disparaît à 87 ans
La femme avait fait carrière en Angleterre depuis les années 1950. Elle a été reconnue sur le tard avec des tableaux figuratifs terrifiants.