
Si l’auteure parle d’une «parenthèse», c’est que celle-ci s’ouvre puis se referme. Pour Séverine Sofio, les artistes femmes ont bénéficié d’une période «enchantée» aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais attention! Pas sur toute cette longue période. L’heureux moment irait de 1780 à 1840 environ. Avant, tout reste difficile pour celles qui veulent peindre, graver ou sculpter. Ensuite, les choses se compliquent. Un nouveau combat, plus difficile et plus confus va s’imposer. C’est en réalité le monde entier des beaux-arts qui change de visage vers 1840. Une durable crise de surproduction s’instaure, due notamment à la multiplication des artistes. L’offre n’a dès lors plus aucune mesure commune avec la demande… J’y reviendrai.

C’est en 2016 que Séverine Sofio, sociologue, a sorti pour la première fois ses «Femmes artistes, La parenthèse enchantée, XVIIIe-XIXe siècle». L’ouvrage a certes rencontré des échos. Mais sa publication aux presses du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) le rendait confidentiel (1). On ne peut pas dire que les volumes parus sous une telle étiquette encombrent les libraires de France, et a fortiori de Suisse. Biblis en propose aujourd’hui une édition de poche un peu serrée et fort peu illustrée. J’ignore la manière dont se présentait la version originale. Mais ici le lecteur doit sans cesse affronter une succession de textes imprimés dans deux caractères différents. Je suppose que les uns formaient au départ des encadrés offrant des commentaires ou des informations complémentaires. Difficile cependant dans cette formule pour le public de s’y retrouver! Le fil logique de la lecture se soit constamment rompu.

C’est grand dommage! Il s’agit là d’un texte très complet, basé sur une énorme documentation d’époque. Tout commence donc vers 1770-1780. Il y avait toujours eu auparavant des femmes pour peindre, et plus rarement sculpter. Quelques-unes avaient même été accueillies dans la très sélective Académie royale, où tout se passait moins par élection que par cooptation (comme aujourd’hui encore à l’Académie française). Ces peintresses et ces sculptrices devenaient cependant plus nombreuses et plus visibles avec le temps. La plupart d’entre elles sortaient du sérail. Un père et des frères artistes. Une mère en général issue d’une autre dynastie créatrice. Les mariages restaient endogamiques sous l’Ancien Régime. La bohème artistique n’existait pas encore. Ou peu. Fabriquer des tableaux ou tailler des sculptures restait un métier comme un autre.

Ces femmes ont bien sûr voulu se faire entendre, et surtout voir. Tout Paris bruisse ainsi en 1783 de la candidature tapageuse d’Elisabeth Vigée-Lebrun à L’Académie royale (elle est déjà membre depuis 1774 de celle, rivale, de Saint-Luc). Cette femme à la mode postule en même temps qu’Adelaïde Labille-Guiard, à laquelle ce rigide aréopage se montre d’emblée plus favorable. Les deux se verront finalement élues le même jour, mais Elisabeth sur ordre exprès de Marie-Antoinette, dont elle constitue la portraitiste favorite. C’est un coup d’éclat. Beaucoup d’autres femmes vont alors essayer de se faire un nom. La Révolution, à partir de 1789, s’y montre en principe favorable. De nombreuses créatrices vont pouvoir exposer. Elles le feront curieusement avec des sujets sérieux: histoire ou mythologie. Un domaine considéré comme supérieur dans la hiérarchie des arts, et donc typiquement masculin.

La digue semble rompue. Les femmes formeront sous l’Empire, la Restauration et la première moitié du règne de Louis Philippe entre 10 et 20 pourcent des artistes admis aux Salons. Séverine Sofio précise cependant que les jurés se montreront sévères pour elles. Il y aura toujours davantage (en pour-cent) de refusées que de refusés. Pour ce qui est des médaillés, les dames se verront en revanche récompensées dans la même proportion que les messieurs. Entre 1791 et 1848, date de la révolution ayant chassé Louis-Philippe, 1124 femmes ont ainsi «exposé au moins une fois aux Salons». La plupart d’entre elles ont essuyé auparavant (et parfois même après) des refus. Mais il en va de même pour leurs collègues masculins, qui se bousculent. La population artistique a quasi décuplé au XIXe siècle. La plupart d’entre les exposantes vendent mal, vivant d’enseignement, de commandes de portraits ou de copies de tableaux célèbres. Séverine Sofio rend cependant le lecteur attentif au fait que la personnalité la mieux payée toutes catégories de l’époque est Victoire Jaquotot. Elle obtient 35 000 francs or pour sa copie sur porcelaine de «La sainte Famille» de Raphaël. Une fortune, mais le genre plaisait alors, faisant de Victoire une star.
«L’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1880 à l’initiative d’une sculptrice, Hélène Bertaux, marque la naissance officielle d’une conscience de groupe chez les plasticiennes.»
Si Madame Jaquotot est aujourd’hui négligée, sauf des amateurs d’arts décoratifs, la plupart des noms cités par Séverine Sofio restent franchement inconnus en dépit de toutes les études de genre. Le Musée du Luxembourg a bien montré à Paris, en se basant sur ses recherches, une exposition en 2021 sur les «Femmes artistes» de 1780 à 1830. Mais il s’agissait d’une minuscule sélection. Pour nombre d’entre ces créatrices (dont la carrière peut être demeurée brève) on resterait d’ailleurs bien en peine de dénicher des œuvres. Ressortent pour l’instant timidement de l’ombre Hortense Haudécourt-Lescot, Félicie de Fauveau ou Marie-Guillemine Benoist, auteure du célèbre portrait d’une Noire du Louvre. Une toile devenue ces dernières années une icône. Les autres représentantes du sexe féminin demeurent des anonymes, découvertes à l’occasion de lectures de catalogues ou de documents administratifs. Mais là aussi, il en va de même pour les hommes, quatre ou cinq fois plus nombreux qu’elles.

Le texte s’arrête donc dans les années 1840. La parenthèse est bouclée. Que s’est-il passé? Le dernier chapitre d’un ouvrage par ailleurs extrêmement long (567 pages) paraît succinct. Le curieux, qui est allé jusque-là en dépit du ton très universitaire, aurait souhaité une explication. Il doit se contenter de considérations. Des pistes de travail, plutôt que des affirmations. Séverine Sofio note plusieurs facteurs défavorables aux femmes vers 1840. D’abord, la lutte se durcit pour elles dans un monde où la concurrence globale devient féroce. Il y avait de la place pour tout le monde au XVIIIe siècle. Il n’y en a plus. Parallèlement, les Salons perdent de leur importance par rapport aux premières avant-gardes. Celles-ci supposent une bohème inacceptable pour des femmes issues en général de la bourgeoisie, moyenne et petite. Il y a enfin la rigidification sociale dans son ensemble. Le Code Napoléon de 1804, si défavorable au «deuxième sexe», est entré deux générations plus tard dans toutes les mentalités. Celles qui ne sont pas obligées de travailler comme domestiques ou en usine restent à la maison. Par principe. Peindre deviendrait pour elles «un déclassement».

Le livre se termine avec les nouveaux combats à venir pour «les travailleuses». «Les femmes ne sont pas moins nombreuses à devenir artistes après 1860.» Leur présence se maintient aux Salons, où elles ne reçoivent cependant plus que très rarement des médailles. Il leur faudra du coup forcer la porte des Académies (qui les avaient exclues après 1789), du prestigieux Prix de Rome et de l’Ecole des Beaux-Arts. La bataille se révélera difficile, et surtout très longue. Elle passera inévitablement par des regroupements. «L’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1880 à l’initiative d’une sculptrice, Hélène Bertaux, marque ainsi la naissance officielle d’une conscience de groupe chez les plasticiennes.» Mais ceci devient une autre histoire, bien mieux connue du public. Elle dure presque jusqu’à aujourd’hui.
(1) Cela dit, Biblis est une émanation du CNRS.
N.B. Le livre coûte 13 euros en France et 22 fr. 10 en Suisse. Une jolie marge de bénéfice pour le diffuseur… Quatre-vingts pour-cents environ…
Pratique
«Artistes femmes, La parenthèse enchantée, XVIIIe-XIXe siècles», de Séverine Sofio aux Editions Biblis, 567 pages.
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Livre en réédition – La «parenthèse enchantée» des artistes femmes
Séverine Sofio raconte la période entre 1770 et 1840, quand les femmes avaient trouvé l’accès aux Salons. Tout semblait alors possible…