
C’est une démystification. Les historiens (et donc aussi ceux de l’art) jouent volontiers les rabat-joie, pour ne pas dire les pisse-froid. Nous avions de jolies histoires. Ils nous les détruisent avec une sorte de plaisir pas toujours très sain. Annoncée sans calicot ni affiches, comme si la chose avait lieu à la sauvette (1), l’exposition du Louvre «Giorgio Vasari, Le livre des dessins» met ainsi à mal ce qui passait jusqu’ici pour un acte fondateur du collectionnisme en matière d’œuvres graphiques. Quand on avait dit qu’une page comportant plusieurs croquis encadrés par un décor architectural provenait de l’«Album Vasari», on avait invoqué la Bible. Ou peu s’en faut.
Une capacité de travail prodigieuse
Mais peut-être ne savez-vous pas qui est Giorgio Vasari (1511-1574)? L’homme est né dans un milieu modeste à Arezzo, en Toscane. Il cousinait avec Luca Signorelli, qui était alors un peintre célèbre. Le grand aîné va mettre au petit cadet le pied à l’étrier. Giorgio deviendra non seulement un artiste, mais un lettré. Ses capacités de travail et de mémorisation se révéleront vite prodigieuses. L’homme pourra ainsi parcourir l’Italie de chantier pictural en lieu d’apprentissage. Il sera aussi bien à Rome comme fresquiste au Vatican qu’en tant que décorateur de théâtre pour son compatriote l’Arétin à Venise. En bon Toscan, Vasari crayonnait (2) par ailleurs énormément. Un virtuose du trait. On lui doit l’élévation en dogme de la «primauté du dessin», la couleur se résumant un peu pour lui à du coloriage.

En 1550 Vasari a publié l’ouvrage demeurant la base de l’historiographie moderne. Il racontait les vies de peintres, sculpteurs et architectes, tous décédés sauf son ami Michel-Ange. L’ouvrage allait de la fin du XIIIe siècle à ce qui faisait alors figure d’art contemporain. L’auteur s’appuyait sur le peu qui existait déjà, les choses vues ou entendues et ses échanges avec des correspondants. Une somme incroyable de renseignements (dont certains se sont révélés avec le temps inexacts) à une époque sans photographies, ni ordinateurs, ni téléphones. Traduit en français dès 1550, l’ouvrage se révélait favorable aux Florentins. La chose le fera engager en 1554 par les Médicis. Ils avaient trouvé leur homme à tout (bien) faire. Vasari va aussi bien construire les Offices sur une parcelle très en longueur que commencer les fresques de la coupole de la cathédrale ou régler l’appareil funèbre de Michel-Ange en 1564. Une activité intense, mais bien organisée. En chef d’orchestre, l’homme savait faire travailler harmonieusement une énorme équipe.
«L’album a alors disparu.»
L’historien a donné en 1568 une seconde édition de ses «Vies», encore bien plus vaste. Pour chaque artiste retenu, il donnait cette fois une sorte de catalogue raisonné des œuvres, qu’il décrivait. L’homme, qui avait cofondé à Florence «L’académie du dessin» en 1563, s’appuyait en partie sur sa collection de dessins. Celle-ci comprenait des exemples des plus illustres maîtres depuis la fin du XIVe siècle. A sa mort, ses descendants remirent (il s’agissait en fait d’une spoliation) l’album comprenant cette dernière au grand-duc, lui aussi collectionneur. C’est là que l’exposition actuelle du Louvre commence par une énigme que les historiens auraient jusqu’ici refusé d’admettre. «L’album a alors disparu», dit le premier texte mural. Il ne figure en effet dans aucun inventaire florentin. Pendant un demi-siècle, on n’en reparlera plus. Des feuilles supposées en provenir vont pourtant réapparaître dès les années 1630, notamment en Angleterre.

Que s’est-il passé? Musées et collectionneurs faisaient jusqu’ici l’impasse. Le Louvre et le Nationalmuseum de Stockholm, coproducteurs de l’actuel accrochage, étaient supposés posséder respectivement 162 et 83 pages ou fragments de pages provenant de Vasari. Elles seraient sorties on ne sait ni quand ni comment du fonds médicéen. Louis Frank et Carina Fryklund rouvrent aujourd’hui le dossier. Le Français et la Suédoise reprennent une intuition de deux des plus grands experts de la première moitié du XXe siècle, qui n’avait pas été suivie. Frilosité. En 1950, les Britanniques Arthur Ewart Popham et Philip Pouncey avaient découvert sur une feuille conservée au British Museum l’image d’un phénix perché sur une branche enflammée. Un emblème de la très riche famille Gaddi. Celle-ci avait peut-être reçu d’un grand-duc l’album. Mais ce don semblait peu probable. Il semblait plus vraisemblable que Nicolò Gaddi (1537-1591) ait formé son propre ensemble, à l’imitation de Vasari. Du reste, en y regardant de près, il y a deux sortes de montages dans les pages dites «vasariennes». Les uns sont somptueusement maniéristes, avec plein de figures féminines. Les autres demeurent en fait assez simples.

La présentation sous la Pyramide opère donc un tri. Les bordures visiblement de la main de Vasari ou d’un de ses assistants, proviennent effectivement de l’album. Il y a aussi, veufs de montage, les dessins décrits précisément par Vasari dans ses «Vies». Le reste serait en revanche d’origine Gaddi, ce qui n’enlève rien à la qualité des feuilles. Il y a aussi bien là du Filippino Lippi que de l’Andrea del Sarto ou du Domenico Beccafumi. Le nouvel historique ne constitue en rien une désattribution d’œuvres souvent célèbres. Le Louvre peut ainsi présenter un florilège qui ne sera sans doute pas le même à Stockholm. L’amateur peut le déduire par le catalogue. Il se présente comme un livre d’accompagnement. Une bonne moitié des pièces reproduites ne figure pas aux cimaises. Réservez déjà votre billet de train (c’est plus écologique) pour la Suède! L’exposition s’y déroulera du 6 octobre au 8 janvier 2023.

Pour le public, il n’y a donc pas de réelles différences. Les mains ayant produit les œuvres restent les mêmes (avec les querelles de spécialistes que cela suppose malgré tout!). Il y a là des feuilles extraordinaires appartenant en majorité au Louvre, où elles sont parvenues via la Collection Jabach, acquise par Louis XIV en 1671, la vente Mariette de 1755 ou la saisie révolutionnaire Saint-Morys de 1793. C’est l’occasion ou jamais d’admirer le portrait de vieillard sur fond rose de Domenico Ghirlandaio, la double étude de femme allaitante par Liberale da Verona ou le grand «Christ ressuscité» de Rafaellino del Garbo. Des réalisations que l’on voit en temps ordinaires reproduites dans des livres. Il est aussi permis au visiteur de réfléchir à la pertinence de la séparation entre Vasari et Gaddi. Louis Frank et Carina Fryklund n’ont repéré qu’une seule page ayant successivement appartenu aux deux collectionneurs. Mais l’enquête continue!

Cette dernière n’est selon moi pas près de se terminer… Les Médicis n’ont bien sûr pas exigé l’album pour ensuite le détruire. Leurs dessins n’ont subi ni incendie, ni inondation graves au cours du temps. Où se cachent alors les trésors réunis au XVIe siècle par l’Arétin (natif d’Arezzo)? Il reste une possibilité simple, mais déprimante pour les deux historiens, qui l’envisagent ici «mezza voce». Les pages auraient été très vite démontées. Autant dire que les dessins détachés figureraient aujourd’hui un peu partout dans les collections des Offices, plusieurs fois redistribuées par les gens de musée. Ils y figureraient sans provenance lointaine connue. Allez maintenant les identifier!
(1) La manifestation se voit cependant annoncée en grand sur le site du Louvre.
(2) Le mot n’est pas tout à fait exact. Vasari utilisait surtout l’encre brune.
Pratique
«Giorgio Vasari, Le livre des dessins, Destinées d’une collection mythique», sous la direction de Louis Frank et Carina Fryklund, Le Louvre et Editions Lienart, 240 pages. L’exposition du Louvre se termine le 8 juillet. Tél. 00331 40 20 50 50, site www.louvre.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 9h à 18h. Réservation presque obligatoire. Il existe cependant des caisses automatiques et même une ou deux comportant des humains derrière l’hygiaphone.
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Exposition et livre – La mythique Collection Vasari contestée au Louvre
Le peintre et historien avait rassemblé de fabuleux dessins au milieu du XVIe siècle. Mais ceux qu’on montre aujourd’hui lui ont-ils jamais appartenu?