
Il y a de la sorcellerie dans l’air! Mais cette dernière devient de nos jours tout à fait respectable par l’un de ces retournements de situation dont notre époque se montre prodigue. La magie a en effet partie liée avec le féminisme. Les malheureuses jadis condamnées au bûcher font aujourd’hui figure de pionnières, non pas dans le domaine du chauffage mais à cause de l’étincelle de liberté qu’elles se sont permise un peu trop tôt. Il y a donc beaucoup de peintresses aux murs dans l’exposition «Surrealism and Magic» de la Peggy Guggenheim Collection, puisque tout s’écrit et se dit en anglais dans cette sorte d’ambassade américaine à Venise. Pauvre Peggy, elle qui détestait tant sa famille d’outre Atlantique, et en particulier son oncle Salomon!

«La magie est un moyen de s’approprier de l’inconnu par des voies autres que la science ou la religion», dit une phrase à l’entrée du parcours conçu dans la nouvelle partie de la Collection, située de l’autre côté du jardin intérieur. Elle date de 1946. Ses mots sont ceux de Max Ernst, qui resta un certain temps le mari de Peggy. Freud n’apparaît pas très loin. Le visiteur retrouvera ici une pensée de «Totem ou tabou», le grand Sigmund ayant estimé que «l’imagination humaine peut exercer un impact direct sur la réalité extérieure.» L’inventeur de la psychanalyse apparaît ici en syntonie avec les romantiques des années 1780-1830. L’un des premiers tableaux aux cimaises est une «Etude pour un portrait de Goethe» par André Masson. Le «Sturm und Drang» germanique se base en effet sur l’intuition et la subjectivité…

A partir de là, l’exposition, conçue par Gražina Subelytès en collaboration avec le Museum Barberini de Postdam près de Berlin, peut voguer des tarots de Marseille aux «cadavres exquis» avec des touches d’alchimie, des flots d’occultisme et beaucoup d’ésotérisme. Une salle entière se voit consacrée au Bâlois Kurt Seligmann, que sa ville natale ne montre quasi jamais. Un temps établi aux Etats-Unis, où il est arrivé avant les autres surréalistes en 1941, ce dernier n’est-il pas l’auteur du «Miroir de la magie», publié à New York en 1948? Le monde occidental entier se voit ici étudié, alors que le surnaturel constituait depuis un quart de siècle une inspiration fondamentale pour le mouvement «coaché» par André Breton. Un peu plus loin, le Cubain Wilfrido Lam apporte «les pratiques religieuses de la diaspora africaine», autrement dit le vaudou. Il ne manque plus que la pierre philosophale. Je vous rassure tout de suite. Ce minéral après lequel ont en vain couru les alchimistes de tout genre est présent chez Peggy avec une toile de Victor Brauner.

Voilà pour le côté masculin, qui vaut au public des œuvres fondamentales. Surtout de Max Ernst, qui se retrouve ici un peu chez lui. Les messieurs se révèlent nombreux de Giorgio de Chirico, vu comme une sorte d’aïeul d’adoption, à Dalí, représenté par une seule pièce. La Peggy Guggenheim Collection n’est pas très Dalí. Le florilège apparaît splendide, mais il n’offre rien de vraiment original, ni surtout d’inconnu. L’innovation se produit donc au niveau féminin. La commissaire a retenu un certain nombre de noms, à commencer par celui de Leonora Carrington (1917-2011). Une évidence si l’on sait que l’actuelle Biennale, dont je vais bientôt vous entretenir, a été dédiée par sa curatrice Cecilia Alemani à la Britannique. Une artiste méticuleuse, souvent inspirée, mais tout de même un peu mineure par rapport aux figures clefs du surréalisme. Je lui préférerais Kay Sage (1898-1963), Remedios Varo (1908-1963), voire Leonor Fini (1908-1996), avant que l’Argentine galvaude son talent. Notons au passage que Toyen (1902-1980), dont je vous parlais récemment à l’occasion de sa rétrospective parisienne au Musée d’art moderne de la Ville reste ici absente. C’est comme si la Tchèque n’avait jamais existé! Idem pour notre Meret Oppenheim.

Voilà. Il est selon moi permis de penser que l’idée de femmes plus intuitives, et du coup plus proches de la magie, fait partie des nouveaux stéréotypes. Il semble qu’on ne puisse guère vivre sans ces derniers. Mais l’essentiel se situe sans nul doute ailleurs. La commissaire est parvenue à obtenir des prêts capitaux (capitaux comme les péchés…) de musées importants, souvent israéliens. Le tout se voit bien accroché. Bien éclairé. Il y a beaucoup d’explications, et donc de justifications sur les cartels. Nul n’oblige le public à lire ces derniers jusqu’au bout. Le parcours reste par ailleurs concis. La place disponible n’a rien d’illimité. Après la grande salle abritant notamment les Yves Tanguy d’avant et d’après-guerre, c’est fini (comme Leonor!). Mieux vaut trop peu que trop. Et il faut se souvenir qu’ici les espaces permanents demeurent très visités, avec l’ensemble réuni par Peggy et celui, légué en 2012, des époux Schulhof. Et n’oubliez pas le «shop», dans lequel le public (en grande majorité anglophone) se voit prié de dépenser! Un «shop», cela prend du temps.
Pratique
«Surrealisme and Magic», Peggy Guggenheim Collection, 701-704, Dorsoduro, Venise, jusqu’au 26 septembre. Tél. 0 039 041 240 54 11, Site www.guggenheim-venice.it Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10 à 18h. Réservation recommandée. Vous échangez à une caisse votre «voucher» (ou bon) contre un billet. Tout va très vite. Autrement, il y a la file extérieure, qui peut se révéler assez longue.

La Ca’Pesaro montre Afro. Un peintre italien méconnu des années 1950 et 1960. A découvrir dans un palais bien vide…
Il n’y a personne (ou presque) pour voir cela, et je trouve la chose très injuste. Sur le Grand Canal, la Ca’Pesaro reste vide, alors qu’elle rend hommage à Afro (1912-1974). Il s’agit là d’un des peintres ayant marqué l’Italie des années 1950-1960, caractérisée par l’internationalisation et le boom économique. Afro Basaldella (car Afro était bien son vrai prénom, donné par son père qui y avait accolé Libia afin de bien arquer l’annexion de la Lybie en 1911) a participé à quasi toutes les Biennales de Venise. Il s’est vu collectionné par Peggy Guggenheim, installée en 1948 sur la Lagune. Le Frioulan (il est né à Udine) a enfin conquis dès 1950 le succès aux USA grâce à la galeriste Catherine Viviano (morte à 103 ans en 1992!). Une sorte de parcours sans faute.
La partie finale
L’actuelle rétrospective demeure en fait partielle. Le public (ou pour être juste son absence) n’a droit qu’à la seconde partie d’une carrière commencée au début des années 1930. Seul, un autoportrait de 1936, avant tout choisi pour montrer la tête de l’artiste jeune, témoigne des années figuratives. Diplômé en 1931, Afro a ainsi traversé les années du fascisme, plus restrictives sur le plan politique que celui des beaux-arts. Si un de ses décors s’est vu retiré d’une école, parce qu’insuffisamment triomphaliste, le débutant aura été montré par les plus prestigieuses galeries d’avant-guerre, comme Il Millione ou La Cometa. Il se sera vu accepté aux Biennales mussoliniennes, avant de devenir résistant. L’homme a même reçu des commandes pour l’EUR, près de Rome, où devait se tenir l’exposition universelle (finalement annulée) de 1942.

Tout commence donc a la Ça Pesaro par un après-guerre où Afro découvre l’abstraction, avant tout américaine. Il subit alors une fascination pour l’autre côté de l’Atlantique, où il finit par se rendre et parfois résider. Tout reste dans l’ordre des choses, les écrivains et les plasticiens US se laissant troubler au même moment par Rome, où certains comme Cy Twombly s’installent de manière durable. Afro est présent aux nouvelles Biennales, aux Documenta de Kassel (1959 et 1963) ou dans des musées comme le Kunsthaus de Zurich. Il côtoie Willem de Kooning, Philip Guston ou Robert Rauschenbeg. Afro admire par ailleurs Jackson Pollock. Il est permis de se demander si la chose n’aboutit pas à un malentendu. Il n’y a en effet rien de gestuel dans sa peinture très réfléchie. Très maîtrisée. Très équilibrée. La Ca’Pesaro peut ainsi montrer côte à côte l’une de ses toiles les plus abouties et son carton dessiné. Pas une ligne ne s’est vue modifiée entre le projet et la réalisation définitive, comme au temps de Raphaël.

Cet hommage au peintre, disparu en 1976 à Zurich où il avait fini par vivre, propose des œuvres presque toutes importantes. Les musées n’ont pas à se battre aujourd’hui pour obtenir ses créations, comme c’est le cas pour Matisse, Picasso ou Rothko. Il y a peu de demandes. Autant dire qu’Afro se retrouve au mieux de sa forme à la Ca’Pesaro. Ses toiles sont accrochées en regard de celles de ses contemporains. Des Italiens, bien sûr, dont Giuseppe Santomaso, Alberto Burri ou Toti Scialoja. Mais aussi des Américains, de Willem de Kooning à Franz Kline. Le visiteur peut ainsi (ou du moins il le pourrait) juger de l’importance de la production transalpine non-figurative de l’époque, souvent passée par dessous la jambe. C’est curieux… Si les années 1930 attirent l’attention et si l’«arte povera» des années 1960 la retient, il subsiste un grand vide entre les deux. Comme s’il ne s’était rien passé entre Turin et Naples pendant les années 50 et 60! Pourquoi, au fait?
Pratique
«Afro, Da’ll Italia a l’America e ritorno, 1950-1970», Ca’Pesaro, 2076 Santa Croce. Venise, jusqu’au 23 octobre. Tél. 0 039 041 721 127, site www.capesaro.visitmuve.it Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Pas besoin de réserver.
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Expositions à Venise – La magie surréaliste éclate chez Peggy Guggenheim
L’actuelle présentation étudie les rapports complexes entre le mouvement d’André Breton et l’occulte. C’est intelligent, bien fait et… très féministe.