
C’est une artiste connue. C’est une femme peintre souvent présentée dans des institutions haut de gamme. Il s’agit enfin d’une pouliche de François Pinault. Marlene Dumas se retrouve sans surprise cet été au Palazzo Grassi de Venise, dont elle occupe tous les espaces disponibles. Il y a là des toiles anciennes et des pièces récentes. Le parcours n’en devient pas pour autant chronologique. Il se révélerait plutôt analogique. Il a fallu opérer des regroupements cohérents dans le décor (pour l’essentiel du XIXe siècle) très prégnant d’un palais construit à partir de 1748 sur le Grand Canal.
Des murs plutôt vides
Je ne sais pas s’il faut encore présenter Marlene Dumas. La Fondation Pinault ne le fait pas, comme si la femme constituait une sorte d’évidence. Le livret donné aux visiteurs (les visiteuses y ont aussi droit, je vous rassure!) se contente ainsi de reproduire et de commenter les œuvres. Il y a les textes d’exégètes et parfois, à la fin, un petit commentaire de la Sud-Africaine. Pas forcément très éclairant, celui-ci, mais résolument dans le vent. «J’ai peint plus de femmes que d’hommes/Je peins des femmes pour des hommes/Je peins des femmes pour des femmes/Je peins les femmes de mes hommes.» Moi, je veux bien. Mais tout cela se voit déjà largement sur les murs, laissés en grande partie vides. Marlene a beau donner quelques grands formats. Dans les trois mètres de haut. Ils ne sont pas à la dimension du Palazzo.

Je vais tout de même vous quelques mots sur l’artiste. Marlene est née au Cap en 1955. Le pays était depuis sept ans en plein apartheid. Un régime de droit, et non plus de fait, qu’il ne connaissait pas auparavant. La fillette en ressort marquée. La femme arrive à 21 ans aux Pays-Bas, où elle accomplira entre autres des études de psychologie. Elle peint déjà. Sa première exposition se déroule à Paris dès 1979. C’est vite le succès. La nouvelle venue se retrouve en 1982 à la Documenta de Kassel. Depuis, tout va bien pour elle. Les grands marchands. Les rétrospectives, notamment à la Fondation Beyeler de Bâle en 2015 (ce n’était selon moi pas très réussi). Le succès en vente publique. Une notoriété tout ce qu’il y a de plus respectable, venue saluer une peinture figurative brossée à grands coups de pinceaux dans des tons pâles. Plus un très important œuvre sur papier.

Marlene Dumas s’inspire aussi bien de Picasso que de photos trouvées dans la presse illustrée. De William Shakespeare comme des numéros de «Playboy». Elle ne s’approprie rien. Il s’agit pour elle de simples points de départs. L’artiste entend parler de l’humain en général, et de son corps en particulier. Un corps parfois glorieux, mais souvent maltraité. Marlene n’hésite ainsi pas dans «Drunk» (1997) à se montrer à la fois nue et saoule, en attendant de devenir âgée. Il y aurait alors une triple réprobation, alors que les génies mâles ont toujours (enfin presque!) une bouteille à la main. Marlene parle ainsi beaucoup de genre. De sexisme. D’exclusion. Mais soyons justes. Elle l’a fait avant que cela ne devienne une mode par la multiplication de ses suiveuses. Il n’y a dans le fond pas plus conformiste que le milieu de l’art.

Le Palazzo Grassi montre de l’artiste plusieurs œuvres osées. Du sexe. On parlerait de pornographie si l’auteur restait un homme. Marlene défend autrement nombre de causes politiques. Son origine géographique fait d’elle une femme coupable. La peintresse s’exorcise, tout en faisant d’un drame comme celui de l’apartheid un de ses fonds de commerce. «Une génération entière ne suffira pas à expier ce crime.» Il y aura également la défense des homosexuel(le)s. Tout un mur de dessins montre les victimes historiques célèbres de cette autre forme de racisme. Les migrants se révèlent également présents, comme du reste les conflits du Moyen-Orient. Mais je vous préviens tout de suite! L’ensemble reste elliptique. Le principal sujet de la peinture de Marlene Dumas demeure la peinture elle-même. Avec ce qu’elle suppose de tradition. De filiation. De référentiel aussi.
Un résultat froid
Conduite par Caroline Bourgeois et Marlene Dumas elle-même, la rétrospective apparaît plutôt réussie. Elle possède cependant quelque chose de froid, et je ne suis pas certain que la climatisation abusive du Palazzo Grassi en soit la cause. L’exposition souffre par ailleurs de redondances. Il y a un peu trop de tout. Il me semble difficile de montrer un artiste encore dans la force de l’âge sur trois étages entiers. Deux m’auraient semblé suffisants, quelle que soit la qualité de bien des œuvres. L’effet de dilution aurait ainsi été évité. Il faut savoir mesure garder.
Pratique
«Marlene Dumas, Open End», Palazzo Grassi, Campo San Samuele 3231, Venise, jusqu’au 8 janvier 2023. Tél. 0039 041 523 16 80, site www.palazzograssi.it Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 19h. Pas besoin de réserver.

La Punta della Dogana propose les vidéos de Bruce Nauman. «Contraposto». Il faut avoir du temps, beaucoup de temps, et surtout y croire!
C’est devenu un classique de l’art contemporain. Une star, du moins pour les «happy few». Né en 1941, l’Américain Bruce Nauman fait partie des «intellos» de la chose culturelle. A force de se dire que ses œuvres pratiquent «le grand n’importe quoi», on finirait par y découvrir des valeurs profondes et cachées. Les musées les plus pointus se disputent donc ce qui se voit qualifié de «sculptures». Ils se mettent parfois à plusieurs pour s’offrir les vidéos du monsieur, pour le moins répétitives. Le génie, même présumé, est devenu hors de prix.
Avec Philadelphie
Réaménagée sur la rive droite du Grand Canal par Tadao Ando pour François Pinault, la Punta della Dogana présente aujourd’hui les films de Bruce Nauman. La rétrospective s’intitule «Contraposto Studies». Autour de pièces actuelles, pour lesquelles la Fondation Pinault et le Philadelphia Museum of Art ont cassé d’un commun accord leur tirelire, se trouvent des bandes anciennes. Les immenses écrans muraux voués aux «contraposti» (je suppose que la chose se dit ainsi au pluriel en bon italien) font alors place à des bornes. Celles-ci déversent des œuvres devenues préhistoriques depuis les lointaines années 1960. Le spectateur ne voit plus qu’une neige grisâtre sur l’écran. Notez que le regard n’a par ailleurs pas grand-chose à scruter. Un monsieur répète indéfiniment le même geste. Taper des pieds dans l’atelier. Rebondir dans le coin. Faire les cent pas à l’envers. Bref, ce modèle «utilise son corps» de manière supposée rituelle. La chose dure en moyenne une heure. Les visiteurs restent en général trois minutes devant le poste.

Plus récents, les «Contraposto» (revenons au singulier) se révèlent également plus sophistiqués sur le plan technique. Il y a du 3D et de la couleur. La Punta della Dogana montre ainsi des films en relief, avec du public (peu de public je dois dire) à lunettes. Un homme bouge ou traverse le studio promu «champ d’expérimentation». Le langage artistique s’y voit revisité «à travers des actions en apparence très simples». On y croit. Ou non. Il ne suffit pas d’invoquer la sculpture grecque du Ve siècle avant Jésus-Christ ou la peinture italienne de la Renaissance (comme on le fait ici) pour que cela devienne du «tout cuit». Il faudrait en principe retenir l’attention du public. Pour l’artiste, cela va de soi. Bruce Nauman se voit déjà en grand perturbateur. «Je veux que mon art soit véhément et agressif, parce que cela oblige les gens à y prêter attention.» Reste que des heures de vidéo grisouille cela devient selon moi vite ennuyeux. Voire soporifique. Je n’ai jusqu’ici jamais rencontré de véhémence ennuyeuse. Il faut dire que je vais peu au théâtre.
«Je veux que mon art soit véhément et agressif, parce que cela oblige les gens à y prêter attention.»
Pour cette exposition, réalisée par Caroline Bourgeois et Carlos Basualdo, il a fallu obscurcir les fenêtres de la Punta della Dogana. Les visiteurs s’imaginent du coup par temps gris, voire orageux, alors qu’il fait soleil dehors. Ils se voient ainsi privés de la vue plongeante sur la Giudecca et l’Isola San Giorgio, qui figure parmi les plus belles du monde. Il me semble permis dans ces conditions de s’interroger sur la pertinence de ces aberrations. Je veux bien que «l’artiste ne laisse jamais indifférent». Mais faut-il pour cela invoquer «la vie et la mort, le plaisir et la douleur, le corps, l’identité, le rôle du langage», ce qui fait à mon avis beaucoup pour un seul homme? Et tout cela alors qu’il fait si beau dehors?
Pratique
«Bruce Nauman, Contraposto Studies», Punta della Dogana, 2, Dorsoduro, Venise, jusqu’au 27 novembre. Tél. 0039 041 240 13 08, site www.palazzograssi.it Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 19h. Pas besoin de réserver.
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Expositions à Venise – La Fondation Pinault accueille Marlene Dumas
La Sud-Africaine propose sa peinture sur les trois étages du Palazzo Grassi. Cela fait beaucoup, mais c’est une artiste qui compte aujourd’hui.