
Vous reprendrez bien encore un peu de Cartier-Bresson? En 1989, la Fondation Pierre Gianadda présentait une première fois le photographe, assorti il est vrai du dessinateur. Cinquante-cinquante. «Metà-metà», comme on dirait en Italie. Le vieux monsieur développait des coquetteries. Après avoir été un des indiscutables «grands» du 8e art, le cofondateur de l’agence Magnum se croyait devenu un artiste tous terrains. D’où certaines complaisances de ses interlocuteurs. Le Kunsthaus de Zurich a ainsi présenté ses œuvres sur papier à côté de celles d’Alberto Giacometti. Excusez-moi du peu! A Martigny, il restait au moins face à lui-même, ce qui limitait les dégâts.
La séance de 1994
Rebelote en 2005. Cette fois-ci, il s’agissait de proposer au public romand les 225 tirages offerts par Cartier-Bresson à ses amis Sam et Lilette Szafran. Cadeaux. Le photographe était mort depuis peu. Le peintre et sa femme avaient du coup pensé que cet ensemble considérable ne devait pas se voir dispersé. Il lui fallait pour cela un lieu d’accueil. Des liens d’amitié liant depuis longtemps le couple à Léonard Gianadda, qui avait montré à ses cimaises le pastelliste (avec ses escaliers dégingandés et ses modèles posant sous des philodendrons), l’endroit semblait tout trouvé. Martigny. Ceci d’autant plus que Léonard avait un jour de septembre 1994 servi de modèle au plus médiatique des tireurs de portraits. Monique Jacot avait immortalisé cet instant historique. On se retrouvait du coup comme en famille. Famille recomposée, il est vrai.

Sam est mort à son tour en 2019. Il avait 85 ans. Sa veuve a apporté en Valais une 226e pièce. Celle qui se trouvait chez les Szafran dans l’escalier, tirée en très grand. Elle fait aujourd’hui en bonne logique l’affiche de la nouvelle exposition martigneraine. Il faut dire qu’il s’agit là d’une des icônes de Cartier-Bresson, qui en possède il est vrai une bonne vingtaine à son actif. Prise à Bruxelles il y a exactement quatre-vingt-dix ans, l’image montre deux hommes tentant d’apercevoir un spectacle à travers une toile tendue. L’un d’eux, avec une grosse moustache et un chapeau melon à la René Magritte, nous regarde du coin de l’œil. Certains ont vu là, sans doute à juste titre, une allégorie du voyeurisme à la puissance trois. Ces individus veulent voir une chose leur restant normalement interdite. Cartier-Bresson les a saisis à une époque où l’on ne demandait pas aux gens la permission avant de presser sur le bouton. Nous visiteurs devenons aujourd’hui ses complices…
Des pièces uniques
Il y a comme cela d’autres images célèbres parmi toutes celles se retrouvant aujourd’hui aux murs de la Fondation. Cartier-Bresson, qui n’était lui-même pas un grand tireur, a souvent dû déléguer au fil des décennies à un laboratoire spécialisé le soin de réaliser de belles épreuves pour amateurs. Mais les cimaises n’abritent pas que ces «highlights» pour historiens de l’art. Le choix effectué par l’artiste à l’intention de ses amis de longue date (Sam avait en plus été son professeur de dessin) comporte des raretés, voire des pièces uniques ou «hapax». Ainsi en va-t-il d’un Juif aperçu avant-guerre dans le ghetto de Varsovie, qui deviendra si tristement célèbre plus tard. La longue dédicace le confirme. «Cette photo a été prise à Varsovie en 1932, où j’étais de passage avec André de Mandiargues avec un appareil acheté l’année d’avant d’occasion en Côte d’Ivoire. J’ai retrouvé cette photo il y a quelques jours et je ne l’avais jamais tirée.»

Regroupés en sous-sol, d’autres clichés sentent un peu l’album aux souvenirs. Le visiteur y voit Martine Franck, la très jeune femme de Cartier-Bresson. Elle aussi photographe. Les Szafran, au travail. Ou non. Avec des amis. Ou seuls. Ces documents trouvent certes leur place dans une rétrospective si personnalisée. Mais ils montrent aussi les limites de la production torrentielle de Cartier-Bresson. Il existe à l’intérieur de celle-ci ce qui appartient de façon majeure à l’histoire du 8e art, des milliers de pièces secondaires et, encore un peu plus bas, le tout-venant. Si attentif à son fameux «moment décisif», si fier de ne rien arranger, si attentif à ne jamais recadrer, ne rien retoucher l’homme faisait par moments la même photo que Monsieur tout le monde. La chose lui arrivait de plus en plus souvent, d’ailleurs. La plupart des «icônes» dont il demeure l’auteur remontent aux années 1930. Ce sont celles d’un homme jeune. Presque d’un débutant. Cartier-Bresson était né en 1908.
Une reprise très honorable
Tout cela n’en forme pas moins une exposition très honorable. Elle n’aura pour beaucoup rien d’une redite. Il ne faut pas oublier que le temps passe et que les générations poussent comme des champignons. Elles nous poussent du reste, nous les aînés, vers la sortie. Il me semble donc bon qu’une institution comme la Fondation Gianadda revienne de temps en temps aux basiques. On imagine mal un musée plus pointu, comme Photo Elysée de Lausanne ou la Maison européenne de la photographie de Paris, se lançant dans ce genre d’entreprise. Ou alors leurs commissaires envisageraient, en consciencieux spécialistes, des points très précis de l’œuvre. Cartier-Bresson semblerait également trop commun pour un festival du genre des «Rencontres» d’Arles. La dernière grande rétrospective française dédiée au maître s’est donc déroulée au dernier étage du Centre Pompidou en 2014, avec une reprise quelques mois plus tard à l’Ara Pacis de Rome. C’était du reste fort bien fait. Didactique, mais sans pesanteur. Riche, mais pas surabondant. Eclectique, tout en évitant l’éparpillement. Comme quoi il faut de temps en temps revisiter ses classiques.
Alors, vous rependrez bien un peu de Cartier-Bresson?
Pratique
«Henri Cartier-Bresson et la Fondation Pierre Gianadda, Collection Szafran», Fondation Gianadda, 59, rue du Forum, Martigny, jusqu’au 20 novembre. Tél. 027 722 39 78, site www.gianadda.ch Ouvert tous les jours de 9h à 18h. La prochaine grande exposition, qui se déroulera du 16 juin au 19 novembre 2023, s’intitulera «Les années fauves». Elle se verra réalisée en collaboration avec le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
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Exposition à Martigny – La Fondation Gianadda revient à Cartier-Bresson
Le photographe s’y voit honoré une troisième fois avec la collection de Sam et Lilette Szafran. Il y a les icônes et le reste, parfois mineur.