
William Mallord Turner (1775-1851) constitue l’une des grandes redécouvertes du XXe siècle. Dans un mouvement de balancier, il a peu à peu supplanté John Constable (1776-1837) comme «le paysagiste anglais par excellence». L’attention critique est allée de pair avec le goût populaire. Durant des décennies, le tableau préféré des Britanniques est resté «The Cornfield», acquis en 1837 par l’alors jeune National Gallery. En 1994 encore, cette dernière pouvait proposer une exposition tournant autour de cette seule toile, «At Home with the Cornfield». Organisée en collaboration avec le public, qui avait prêté ses objets du quotidien, elle montrait des boîtes de biscuit comme des broderies au petit point. Peu après, une rétrospective Constable s’«écrasait» déjà à la Tate Gallery. Les chicanes n’avaient plus aucunes foules à contenir. J’ai récemment lu que «The Cornfield» ne figurait (provisoirement?) pas aux murs de la National Gallery en 2022…

Pendant ce temps, l’œuvre de William Turner, qui fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle exposition à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny, ne cessait de grimper dans l’estime générale. Il faut dire qu’il est longtemps demeuré étouffé. A sa mort, l’intéressé avait légué l’ensemble de son atelier à la nation. Cette dernière a longtemps hésité à accepter un cadeau aussi encombrant. Des centaines de toiles, dont on se demandait parfois si elles étaient bien achevées. Des milliers d’aquarelles et de dessins. Plus les carnets. C’était trop pour un peintre alors très controversé. Si Turner, depuis ses débuts d’enfant prodige vers 1790, avait su plaire aux générations ayant vécu sous Georges III (mort en 1820) et George IV (décédé en 1830), il semblait avoir ensuite pris trop de libertés avec ce qu’on estimait à l’époque la réalité des choses. La lumière et le soleil mis en exergue à Martigny, n’excusaient pas tout. On n’y comprenait plus rien.

Il faut dire que l’Angleterre connaissait alors un changement de goût aussi rapide que l’actuelle éclipse de John Constable. Jusque-là, elle avait aimé une peinture aux larges coups de pinceau. Presque allusive. Il suffit de regarder les grands portraits de Thomas Gainsborough ou de Thomas Lawrence. Et d’un coup, le public victorien (Victoria étant montée sur le trône en 1837) se prenait à adorer des tableaux lisses et minutieux, où la touche était devenue invisible. Des tableaux appliqués, avec une foule de détails aisément identifiables. Il ne faut pas oublier qu’à la mort de Turner, les préraphaélites avaient commencé leur carrière, privilégiant la ligne sur la couleur. Londres attendit ainsi jusqu’en 1856 pour accepter le legs, dont il ne fit presque rien. Quelques toiles accrochées à la National Gallery aux côtés de celle de Claude Lorrain, qu’admirait Turner comme un prédécesseur. Quelques autres quand fut créée la Tate Gallery en 1897.

Il fallut attendre 1987 et l’ouverture de la Clore Gallery à la Tate, permise par un acte de mécénat privé, pour changer le cours des choses. Ce bâtiment, l’un des derniers de James Stirling avant son décès en 1992, n’étonnait pas que par son architecture néoclassique. Il permettait de montrer, dans une sorte de musée indépendant, la production de Turner par roulement. Le public pouvait enfin découvrir comme un tout une création encore connue par bribes et morceaux. D’où un intérêt mondial pour un artiste promu, comme Goya dans un autre genre, «père» (ou plutôt grand-père) de la modernité. La Tate a pu dès lors livrer des expositions en paquets ficelés un peu partout, en puisant dans son énorme stock. Impossible de construire une véritable rétrospective dédiée au maître sans elle. Turner, qui n’aimait pas vendre, rachetait ses toiles quand il en avait les moyens financiers. La Fondation Gianadda a ainsi pu accueillir en 1999 un «Turner et les Alpes». Grand voyageur, l’artiste est venu en Suisse de nombreuses fois.

L’institution privée tend aujourd’hui à bisser ses expositions passées. La chose se justifie par sa durée. Une grosse génération a passé en vingt-quatre ans. Seuls les vétérans de mon genre se souviennent d’une présentation date du millénaire dernier. Cette fois-ci, le thème se fait plus vague que la montagne. «The Sun Is God», pour reprendre ce qui aurait été les dernières paroles de Turner en 1851, se veut atmosphérique. Le commissaire David Blayney Brown, spécialiste du XIXe siècle à la Tate Britain, a axé son choix sur la luminosité baignant l’œuvre de Turner. Il comprend des productions de toutes les époques, avec une focalisation sur les dernières années où montagnes et bâtiments se fondent dans des éclairages irréels. La lumière de Turner acquiert dès les années 1830 un aspect cosmique. Métaphysique. Il suffit de voir les vues de Suisse regroupées dans l’un des sept sections. Ni Lucerne, ni le Rigi, ni le lac de Zurich, ni les collines de Bellinzone, ni le «pont du Diable» au Gothard n’ont jamais ressemblé à cela. Turner tord les perspectives. Il ajoute des composantes, et dilue le tout dans un brouillard vibrant. On comprend que les spectateurs aient été surpris par une vision aussi intérieure. Fini? Pas fini? S’il s’agissait bien de toiles achevées, elles devaient donner l’impression dans les années 1840 d’avoir passé par mégarde dans une lessiveuse…

Comme dans toutes les expositions Turner fournies par la Tate que j’ai pu voir à Rome, à Lucerne, à Paris et bien sûr à Londres même, il y a là quelques toiles majeures. Je pense à «Matin sur Coniston, Fells, Cumberland» de 1798. Au merveilleux «Apollon et le serpent Python» de 1811. A «L’avalanche dans les Grisons» de 1812. Au «Rameau d’or» de 1834 ou à l’«Apollon et Daphné» de 1837, les deux Apollon (l’un salvateur et l’autre prédateur) se faisant face sur fond rouge à l’intérieur de la grande salle. Il y a bien sûr aussi des vues de Venise, toujours plus fantomatiques.

L’accrochage se voit complété par beaucoup d’aquarelles, plusieurs sujets se trouvant parfois sur la même feuille de papier, et quelques carnets en vitrines. Le commissaire a pensé à la gravure, qui a fait connaître Turner à un plus large public de son temps. Il fallait par ailleurs garnir… Sans doute inédites, certaines pièces apparaissent en effet mineures. Il faut dire qu’il s’agit ici de l’exposition de printemps de la Fondation. Pas la plus importante de 2023, par conséquent. Dès le 7 juillet, les amateurs pourront voir «Les années fauves», monté cette fois en partenariat avec le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Un autre hommage à la couleur, mais laïc. Le soleil n’était plus un dieu autour de 1905.
Pratique
«Turner, The Sun is God», Fondation Gianadda, 59, rue du Forum, Martigny, jusqu’au 25 juin. Tél. 027 722 39 78, site www.gianadda.ch Ouvert tous les jours de 10h à 18h. La Fondation montre en outre sa collection d’œuvres de Sam Szafran et des classiques suisses de la collection Stefanini (Hodler, Vallotton, Augusto Giacometti…)

Léonard Gianadda offre à la Ville de Martigny un cinéma historique. Créé sous le nom de Royal Biograph, le Corso date de 1912. Il était normalement destiné à disparaître.
On apprend des choses dans le petit journal hagiographique de la Fondation Gianadda, qu’encarte «Le nouvelliste du Rhône». J’ai ainsi découvert que Léonard Gianadda a offert en octobre dernier un cinéma à ce qu’il faut bien appeler «sa ville». Celle-ci comptait jusqu’ici deux salles associées. Seulement voilà! L’automne dernier, celles-ci se sont retrouvées mises en vente par leurs trois propriétaires: Nelly, Martine et Nathalie Darbellay. Des descendantes d’anciens exploitants, les lieux étant exploités par la même famille depuis 1935. Le sang du mécène n’a fait qu’un tour à l’annonce de ce retrait. «Il n’était pas envisageable qu’une ville comme la nôtre n’ait plus de cinéma.» Un accord a été trouvé. Si l’ex-Casino-Etoile semble livré à son sort, le Corso a été racheté afin de se voir offert à la Ville. Prix le la transaction: un million et demi.
«Il n’était pas envisageable qu’une ville comme la nôtre n’ait plus de cinéma.»
Situé dans une petite maison près de la Fondation, le Corso a commencé sa vie en 1912. C’était alors la première salle fixe du Valais. Un Genevois nommé Blanc-Terretaz avait créé le Royal Biograph, la Biograph étant alors la plus grande compagnie américaine avec la Vitagraph. L’Universal n’est née qu’en 1915, et la Paramount en 1916. Le dimanche soir, pour une séance de luxe, la fanfare Edelweiss accompagnait les films encore muets. Le cinéma a ensuite passé par plusieurs mains, dont celles de Jules Couchepin, grand-père du conseiller fédéral, avant d’aboutir aux Darbellay. Ceux-ci ont renommé la salle Corso. Elle servait alors bien sûr pour un cinéma devenu parlant, mais aussi de théâtre et de music-hall.
Antenne genevoise
En 1953, Adrien Darbellay a passé la main à son fils Raphy, prénom valaisan s’il en est. Raphy dirigera à la fois le cinéma et le comptoir de Martigny, qui a réussi à survivre jusqu’à aujourd’hui sous le nom de Foire du Valais. Les installations du Corso ont été modernisées. Pendant ce temps, Adrien dirigeait une salle à Genève, où sa famille est restée en activité dans la branche jusqu’en 2019 au Nord-Sud. A partir du 1er avril, une nouvelle gérance devrait donner une nouvelle vie au Corso octodurien (de Martigny, donc), celui de Genève, spécialisé dans les doubles programmes, ayant terminé sa vie il y a bien longtemps…
N.B. J’ai en revanche pu constater que Martigny avait encore plusieurs librairies, plutôt bien achalandées.
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Exposition à Martigny – La Fondation Gianadda fait la lumière sur Turner
«The Sun is God»… L’institution privée propose une nouvelle exposition du peintre anglais après celle de 1999. Il y a là quelques tableaux superbes.