
Quand il peint cette «Campagne heureuse», avec ses vaches enfantines et ses champs réfractaires à toute perspective, Jean Dubuffet vient d’avoir 43 ans. Nous sommes en août 1944. L’histoire ne précise pas si Paris a été libéré, ou si la ville reste en attente. Toujours est-il qu’elle a eu, ou va avoir, chaud. La destruction n’est pas passée loin, mais rien ne s’en ressent sur ce tableau en hauteur où l’artiste, revenu à la peinture deux ans plus tôt (1), se rit des codes picturaux en vigueur. Figuration ou abstraction, notre homme n’en a rien à faire. Il y a là une force brute et (faussement) naïve qui éclate également un peu plus loin sur les murs dans «Jazz-Band», réalisé en décembre 1944. Faut-il donc qu’à chaque fin de guerre (la précédente s’était passée en 1917) la musique afro-américaine vienne balayer le paysage français?
Une exposition de 2020 repoussée
Ces deux tableaux, et bien d’autres, figurent dans la «Rétrospective» que la Fondation Gianadda consacre aujourd’hui à Dubuffet en collaboration avec le Centre Pompidou. Une exposition prévue de longue date, mais retardée pour cause de Covid, comme l’avait été le «Gustave Caillebotte» de cet été. La chose se glisse du coup dans un creux hivernal de programmation, avec une publicité minimale. Il semble aujourd’hui loin, le temps où le musée privé martignerain distribuait des «flyers» par centaines de milliers dans toute la Suisse et s’offrait une seconde attachée de presse à Paris. La Fondation créée à la mémoire de son frère par Léonard Gianadda est depuis longtemps entrée dans sa phase descendante, même s’il lui arrive de nous offrir encore à l’occasion un coup d’éclat. Le Caillebotte, par exemple… L’accrochage Dubuffet ne se voit guère signalé que par une banderole et quelques autocollants jaunes sur des vitrines de magasins en ville.

Eut-il fallu faire davantage? La question peut se poser. Conservatrice des collections contemporaines au Centre Pompidou, Sophie Duplaix a assuré une sorte de service minimum. Il y a bien sûr quelques chefs-d’œuvre aux cimaises, comme le portrait de l’écrivain André Dhôtel «nuance abricot» de 1947, qui appartient à la célèbre galerie d’effigies iconoclastes exécutées en pleine pâte par Dubuffet cette année-là. Ou le grand «Voyageur sans boussole» à la matière bien épaisse, un peu comme un bas-relief, de 1952. Mais il se trouve aussi le reste sur les cimaises, par ailleurs assez maigrement garnies. Et tout dépend cependant des rapports que chacun entretient avec la peinture de l’artiste, qui a finalement énormément produit. Surtout à la fin. J’avoue personnellement éprouver beaucoup de peine avec elle, passé 1960. Je trouve en particulier interminable la série de «La Hourloupe», qui a occupé Dubuffet de 1962 à 1974 avec ses traits rouges, bleus et noirs sur fond blanc. C’est long, tout de même, treize ans!
Martigny après Bâle, Lausanne ou Genève
Telle quelle, complétée par quelques prêts de la Fondation Dubuffet (mais rien en provenance des musées suisses), l’exposition peine à s’imposer parmi celles qui auront promu ces dernières années le peintre dans notre pays. Or il y en a eu, et même beaucoup! L’hommage de la Fondation Beyeler à Bâle en 2016. Puis la présentation que l’Elysée lausannois a consacrée en 2018 aux rapports entre cet homme d’archives et la photographie. Ou encore la mise en scène somptueuse qu’a proposée le MEG genevois en 2020 autour des relations de Dubuffet avec l’ethnographie, les arts premiers et les créateurs marginaux. Il se trouvait au moins là des angles d’attaque précis, alors que la proposition de Martigny se limite à un étalage un peu monotone de toiles, de gravures et de dessins. Et cela même si les planches d’une suite imprimée comme celle de «Champs de silence» (1959) se voient rarement présentées au public dans leur intégralité.

Et la suite, me direz-vous? Qu’est-ce que la Fondation Gianadda présentera par exemple en été 2022? Pour le moment, pas de réponse. Quand vous tapez sur le site, à la case «Expositions futures», un grand vide vous répond. L’avenir se fait-il patiemment attendre, ou somme-nous aujourd’hui arrivés à une impasse? Réponse dans quelques mois…
(1) Jean Dubuffet a longtemps été marchand de vin, comme son père.
Pratique
«Jean Dubuffet, Rétrospective», Fondation Pierre Gianadda, 59, rue du Forum, Martigny, jusqu’au 6 juin 2022. Tél. 027 722 39 78, site www.gianadda.ch Ouvert tous les jours, de 10h à 18h.
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Art moderne – La Fondation Gianadda accorde une rétrospective à Dubuffet
L’exposition de Martigny est organisée en collaboration avec le Centre Pompidou. Elle tient du service minimum, en dépit de quelques chefs-d’œuvre aux murs.