
La pandémie n’a pas été tendre envers certains titans de la culture italienne. 2020 a sabré les manifestations organisées à l’occasion des 500 ans de la mort de Raphaël. 2021 a fait planer des menaces sur les célébrations organisées autour des 700 ans de la disparition de Dante. La grande exposition de la Fondation Martin-Bodmer a cependant pu ouvrir dans les temps à Cologny. «La fabrique de Dante» durera jusqu’en août de cette année. Il devient donc possible de découvrir à Genève le poète dans le texte, puisque se voient avant tout montrés ici des livres. Pour tout dire, il n’y a en complément guère que quelques tableaux. L’un se voit attribué à Gustave Doré. Un peintre dont les illustrations firent tant au XIXe siècle pour populariser l’écrivain dans un pays lui restant toujours rétif, la France. Une vitrine accueille également le célébrissime portrait posthume de profil réalisé à la manière d’une médaille par Sandro Botticelli vers 1480. Cette icône se retrouve accompagnée d’une copie d’époque. Un duo Dante favorisant son côté gauche.
Entre Homère et Shakespeare
Dante avait toutes les raisons de se voir honoré à la «Bodmeriana», que dirige depuis 2014 Jacques Berchtold. L’auteur de «La Divine comédie», mais aussi d’autres textes en latin moins connus, était l’un des cinq phares retenus par le bibliophile Martin Bodmer (1899-1971), au moment où il formait sa collection dans la première moitié du XXe siècle. Dans sa quête de «Weltliteratur», le Zurichois avait retenu deux textes fondateurs antiques (sans doute collectifs), la Bible et Homère. Dante, qui se situe à la césure entre le Moyen Age et une Renaissance précoce au sud des Alpes, occupe en quelque sorte une position centrale. Après lui prennent place Shakespeare, puis Goethe. Pas d’Hispanique. Aucun Français. Nul Russe. Une vision aussi sérieuse que passéiste. Au temps de Charles Méla, directeur de 2004 à 2014, le tir s’était cependant vu rectifié avec l’achat de manuscrits signés Borges. Un auteur pas ailleurs très lié à Genève.

C’est donc à l’auteur de «L’enfer» (qui a durablement marqué les foules avec le mot «dantesque»), du «Purgatoire» et du «Paradis» qu’est dédiée la présentation annuelle de la Fondation Martin-Bodmer dans sa salle en sous-sol. Le commissariat de l’exposition, comme la composition d’un important catalogue, se sont vus confiés à deux spécialistes: Paola Allegretti et Michael Jakob. C’est sans doute à eux que l’on doit la division tripartite (comme dans «La divine comédie) des ouvrages montrés. Dante se retrouve ainsi enchâssé par ceux qui l’ont inspiré et ceux qui ont par la suite subi son empreinte. Le tandem en charge a aussi martelé dans son livre d’accompagnement qu’il n’existe pas un Dante unique, artificiellement poussé dans telle ou telle direction, mais une pluralité de lectures possibles et même souhaitables. «Trop souvent, les exégètes sont portés par la volonté de dévoiler leur Dante», disent-ils dans leur préface. «Or il y a le connaisseur des Ecritures et des classiques, mais aussi l’homme du monde, avec sa conscience politique, le mystique et le réaliste, la victime des vicissitudes de son époque et le génial manipulateur et arrangeur des faits.»
«Trop souvent, les exégètes sont portés par la volonté de dévoiler leur Dante.»
La grande idée du catalogue, en grande partie composé de notices développées sur chaque ouvrage montré, est de rendre le lecteur sensible à cette diversité allant parfois jusqu’à la contradiction. Comme pour tout être humain. Il existe aussi une volonté de montrer, avec les mots les plus simples possibles, les différentes lectures faites de son œuvre. Le panorama commence dès le XIVe siècle avec Boccace, de deux générations plus jeune que Dante. Un commentateur n’hésitant pas à se réclamer de lui, alors que Pétrarque se voudra à la même époque bien plus distant. Mais il fallait aussi montrer la réception dantesque jusqu’au XXe siècle. De quelle manière le poète a-t-il été lu puis en quelque sorte ingéré dans le monde anglo-saxon, qui lui a toujours été très réceptif depuis sa redécouverte romantique à la fin du XVIIIe? Ou en Allemagne, qui a produit des centaines de traductions plus ou moins fidèles de ses textes? C’est l’œuvre de Jacques Berchtold, de Nicolas Ducimetière ou de Piero Boitani. Michael Jakob peut enfin nouer la gerbe avec son article «Lire Dante aujourd’hui», qui ouvre en fait le débat. L’exposition de la «Bodmeriana» inverse du reste volontiers la chronologie en partant des disciples pour arriver à l’auteur, puis à ses propres maîtres… Comme la vie, la littérature n’est pas un long fleuve tranquille.

Agréable non seulement à lire, mais à consulter dans la mesure où le volume sait se contenter d’un nombre de pages et d’un poids acceptables, le catalogue devrait à mon avis se lire avant la visite. Comme toujours dans ces lieux tenant un peu de la chambre froide pour ne pas dire du caveau funéraire, le parcours se révèle en effet exigeant. Tout ne peut pas se voir expliqué sur des cartels de taille normale. Le public doit de plus tisser des liens entre les auteurs et les ouvrages. Supputer des relations. Reconnaître les différences. Apprécier surtout des livres, restant pour la plupart sans images. Le texte imprimé, qu’il soit celui de précieux incunables (livres imprimés avant 1501) ou de publications postérieures, domine ici largement. L’amour de la typographie ne suffit pas. Il faut aussi que chacun et chacune trouvent un sens aux objets montrés. Il n’y a pas toujours des visites guidées. La Fondation Martin-Bodmer vise très haut. Un mérite ou une audace, alors que les musées tendent à se transformer en de ludiques parcs à thèmes «inclusifs». Je dirai pour conclure que «La fabrique de Dante» doit se mériter. Il faut parfois s’accrocher. Une forme comme une autre de participation.
Pratique
«La fabrique de Dante», Fondation Martin-Bodmer, 19, route Martin-Bodmer, Cologny, jusqu’au 28 août 2022. Tél. 022 767 44 36, site www.fondationbodmer.ch Ouvert du mardi au dimanche de 14h à 18h. Catalogue publié par Métis Presse et la Fondation Martin-Bodmer, 352
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Exposition de livres – La Fondation Bodmer dévoile «La fabrique de Dante»
Deux commissaires invités proposent les éditions anciennes du poète, les textes l’ayant inspiré et ceux de ses disciples jusqu’à aujourd’hui. C’est très érudit.