
Il se crée énormément d’œuvres d’art. Bien trop par rapport à la demande. Il se pose du coup une question désagréable. Que deviennent tous ces tableaux, toutes ces sculptures ou toutes ses photographies une fois exécutés? La tendance à la hausse augmente de plus de manière exponentielle au fil des générations. De la même manière que l’édition enfle sans discontinuer depuis le début du XVIIIe siècle, la raréfaction du papier servant aujourd’hui à peine de frein, les plasticiens se sont faits toujours plus nombreux et prolifiques. Le XIXe siècle avait paru atteindre des records. Le XXe les a allègrement dépassés. Une véritable diarrhée. Et c’est bien parti pour le XXIe, où les écoles spécialisées produisent des artistes comme certaines usines de confiserie les lapins en chocolat au moment de Pâques.
Des bennes bien remplies
Que deviennent leurs œuvres par la suite? Les échos semblent assez terrifiants. Certains auteurs les détruisent non pas parce qu’ils les renient, mais par manque de place. A chaque déménagement, c’est une benne qui se remplit. La chose est évidente pour ceux qui donnent dans les installations. Si un musée leur en rend parfois une, confiée en prêt, il doit se voiler la face. C’est comme s’il la mettait lui-même à la poubelle. Et une infime partie seulement des artistes a accès à une institution, publique ou privée! Autant dire que les autres se voient régulièrement priés de faire le ménage, sauf s’ils donnent dans la photographie. Les chiffres deviennent ici hallucinants. Cent mille négatifs, ou fichiers virtuels, reste encore un chiffre modeste. C’est le monceau, dont plus personne ne veut. Rares sont les courageux qui, à l’image d’un important donateur à la Maison européenne de la photographie parisienne, décident avant leur mort de ramener leur œuvre à 70 photos seulement, détruisant tout le reste…
«Comment mesurer la valeur culturelle d’une œuvre?»
Il y a en effet le moment où il s’agit d’affronter une postérité qui ne s’intéresse pas forcément à vous. Que garder? Que jeter? En général, l’intéressé ne fait rien. Il attend. Après son décès se pose la question de l’avenir. Si les héritiers immédiats disposant d’assez de place se montrent souvent respectueux, il y a ceux qui doivent vider dans l’urgence un appartement ou une maison. Créer une fondation, comme la chose se fait beaucoup en Suisse, peut se révéler dispendieux, compliqué ou vain. Puis vient la seconde génération. Elle conserve un souvenir flou de grand-papa ou de grand’maman. Les liens se distendent. L’œuvre s’est de plus démodée. Elle date. La tentation se renforce d’effectuer un tri, de plus en plus sévère, toute vente se voyant exclue faute de valeur vénale. Il n’existe tout simplement pas de marché pour la plupart des artistes. Connus hier ou avant-hier, de petits noms romands sont eux-mêmes devenus invendables. Aucune maison d’enchères et aucun galeriste n’en voudront bientôt plus. C’est le cas pour toute une peinture genevoise de la première moitié du XXe siècle, dont les réalisations ne trouvent plus preneur depuis quelques années.
Un travail de chiffonniers
Alors que faire? Créée en 2004, la Fondation Ateliers d’Artistes (FAA) lutte contre la destruction par l’indifférence. «La FAA encourage la conservation, la restauration et la valorisation d’un ensemble d’œuvres représentatives de différents artistes suisses romands de valeur», comme l’écrit Jean Menthonnex dans le livre édité par l’association chez Infolio. Pour Philippe Kaenel, qui fait partie de ce club de sauveteurs, tout est parti d’une expérience vécue. «Au décès de la fille de Rolf Roth, j’ai vu passer à la benne des milliers de ses dessins. La Ville de Soleure, héritière de la maison et de son contenu sur les hauts de Chexbres, n’en voulait pas.» Avec Jean Menthonnex, il s’est donc transformé en chiffonnier. Le duo avait un jour à peine pour ramasser ce qu’il pouvait. La FAA ne disposait pas encore de locaux fixes, comme aujourd’hui à Saint-Maurice en Valais. «Elle a donc sciemment et passivement contribué à la destruction d’une grande partie de l’œuvre de Rolf Roth, 1888-1985.»
«La FAA encourage la conservation, la restauration et la valorisation d’un ensemble d’œuvres représentatives de différents artistes suisses romands de valeur»
C’est ici qu’intervient la question du choix, un mot restant un tabou dans les archives, les bibliothèques, les cinémathèques ou les musées. Il subsiste encore l’idée que tout pourrait se voir gardé. «Comment mesurer la valeur culturelle d’une œuvre?» se demande gravement Philippe Kaenel, qui enseigne à l’Université de Lausanne. Certes. Mais il y a de plus en plus d’urgences et d’abondance. Et sans cesse davantage d’artistes répondant au sens donné par la FAA, c’est-à-dire exposant régulièrement et faisant partie de l’association professionnelle Visarte. A l’heure où paraissait le livre, fin 2021, la FAA disposait déjà de soixante fonds «qui, réunis, totalisent environ 20 000 œuvres.» L’équivalent quantitatif des collections du Kunsthaus d’Aarau. Or c’est déjà énorme, même si un pourcentage des pièces conservé se révèle à vendre. Je me demande parfois à qui du reste, en feuilletant le livre… Jusqu’à quel point peut-on par conséquent enfler ce fonds, qui ne se dégonflera quasi jamais?
Progressive professionnalisation
Depuis 2004, la FAA a parallèlement dû se professionnaliser, même si elle repose sur un bénévolat qualifié. Il lui a fallu apprendre à gérer. Puis est venu le moment de trouver un lieu permanent ne tenant plus du simple asile. La chose s’est faite en parvenant à acquérir, grâce à l’héritage venu d’une fondation, trois maisons anciennes «mises sous protection» à Saint-Maurice. Le grave incendie accidentel survenu dans l’une d’elles s’est presque révélé une chance. L’endroit a pu se voir rénové «tip-top», comme on disait jadis en Suisse. Les travaux se sont effectués dans les temps et sans dépassement de budget (1 270 000 francs) pendant la pandémie. La FAA dispose du coup aujourd’hui de 8100 mètres cubes, répartis sur quatre niveaux. De quoi conserver, mais aussi exposer. Prolongée, la première présentation organisée devrait durer jusqu’en avril 2023. «Le projet a pris forme, notamment grâce aux mécénats public et privé qui l’ont soutenu de manière généreuse», peut écrire Catherine Piguet en conclusion. Reste que l’endroit ne peut que rapidement devenir trop petit!
«Le projet a pris forme, notamment grâce aux mécénats public et privé qui l’ont soutenu de manière généreuse»
Le livre actuel (et l’exposition qu’il accompagne) proposent un échantillonnage de tous les artistes dont l’œuvre s’est vu pris en charge. Un seul remonte au XIXe siècle. Il s’agit de Charles Vuillermet, décédé en 1918. La plupart d’entre eux incarnent la première moitié du XXe siècle avec une figuration sage et mesurée. Il y a aussi des gens âgés, certes, mais toujours vivants. Ils vont de Thérèse Martin à René Guignard. La Fondation a comme de juste voulu une représentation féminine importante. Elle n’apprécie en revanche guère les sculpteurs pour l’instant. La conservation de leur production pose des problèmes infinis allant de la place occupée à la fragilité de certains matériaux. On verra par la suite, mais il faudrait pour cela un peu rajeunir les cadres. Les membres actifs de la FAA ne sont plus tout jeunes… Ils doivent pouvoir passer le témoin. Mais à qui? Et nous voilà avec un problème patrimonial de plus!
Pratique
«Redécouvertes, La Fondation Ateliers d’Artistes», ouvrage collectif placé sous la direction de Philippe Kaenel et Walter Tschopp, paru chez Infolio, 210 pages. Pour tous renseignements sur l’exposition et la vente www.ateliersdartiste.org
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Patrimoine suisse – La FAA veut sauver les ateliers d’artistes
La fondation a déjà recueilli soixante fonds représentant 20 000 œuvres. Logée à Saint-Maurice, elle édite un livre et organise une exposition.