
Miriam Cahn est devenue une star internationale à 73 ans. La Bâloise le doit cependant moins à son adoubement par François Pinault ou son exposition actuelle au Palais de Tokyo de Paris qu’au scandale. Vous êtes sans doute au courant, comme tout le monde. Il y a deux ans, sa demande de rachat de ses propres tableaux au Kunsthaus de Zurich à cause de la présence dans le musée de la «sulfureuse» Fondation Bührle avait déjà créé le «buzz» en France comme en Italie (et ailleurs aussi, peut-être…). Aujourd’hui, la Suissesse n’en finit plus de faire parler d’elle grâce à un seul tableau, «Fuck Abstraction!» Il a fait couler des litres d’encre dans tous les journaux, et il s’agit en plus d’un feuilleton. La presse en a prématurément annoncé la fin après le jugement tombé le 28 mars. Il y aura sans doute un rebondissement. J’y reviendrai.
Sévices militaires
Que s’est-il passé? Je vous résume la chose dans un ordre que j’espère chronologique. Miriam a été invitée à se montrer «en grand» au Palais de Tokyo, que dirige depuis 2022 Guillaume Désange en remplacement d’Emma Lavigne. Avec elle, on sait qu’il s’agira de peinture classique sur la forme, mais très dure sur le fond. Aujourd’hui installée à Stampa dans les Grisons (le village des Giacometti), l’artiste est avant tout préoccupée par les violences faites aux femmes, aux enfants et par la guerre. La Bâloise est donc arrivée pour son exposition «Ma pensée sérielle» avec des toiles de format divers. L’une s’intitule «Fuck Abstraction!» Elle y montre les sévices que font subir les armées à ceux et celles qui se trouvent sur son passage. Miriam est frappée pare ce qui se passe en ce moment en Ukraine. Le tableau dont je vous parle (et dont tout le monde cause) montre ainsi une silhouette masculine puissante contraignant une personne petite et frêle à une fellation. Ce sont hélas des choses qui arrivent…

Le Palais de Tokyo a accueilli plus de 45 000 visiteurs depuis le 17 février 2023. L’institution n’a selon elle reçu nulle plainte, voire aucun «signalement défavorable» provenant d’un visiteur ou d’une visiteuse. Elle n’a pas remarqué de mineur visitant seul l’exposition. Il faut dire que le Palais de Tokyo n’a rien du jardin d’enfants. Et voilà qu’une députée du Front national accuse Miriam de faire l’apologie de la pédocriminalité en montrant une telle scène! Il s’agit d’un évident contresens, vu qu’il s’agit en fait d’une dénonciation. Mais la dame, qui le sait sans doute, n’en a cure. Elle envoie donc sa photo posant avec «Fuck Abstraction!» sur les réseaux sociaux. Les internautes se voient priés comme elle d’exiger le retrait de l’œuvre. Ou pour le moins sa mise à l’écart, comme une pestiférée, dans une salle à laquelle les moins de 18 ans n’auraient pas accès. Douze mille «followers» téléguidés la suivent. Clic, clic, clic, clic…

Le Palais refuse d’obtempérer. Caroline Parmentier (comme la patate!) s’adresse à la ministre de la Culture Rima Abdul Malak, qui l’envoie sur les roses. «Ce n’est ni à une ministre, ni à une parlementaire que qualifier une infraction pénale. C’est le rôle de la Justice.» L’entreprenante députée FN porte donc plainte en se maquant au passage avec les associations Juristes pour l’enfance, Enfance en partage, Pornostop, Face à l’inceste, Innocence en danger et Collectif féministe contre le viol. Il y a comme cela des moments où la gauche rejoint la droite plus ou moins extrême. Après tout, certaines féministes radicales sont bien des sortes de talibanes. L’avocate de Juristes pour l’enfance Adeline Le Gouvello peint comme il se doit le diable (ou plutôt la diablesse Miriam) sur la muraille. «Chaque heure qui passe aggrave l’atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, mettant en danger les mineurs confrontés à l’exposition», affirme cette dernière comme si toutes les classes d’école de France et de Navarre allaient se ruer séance tenante au Palais de Tokyo. Notez qu’on leur montrerait ici souvent aux bambins des choses intéressantes…
«Ce n’est ni à une ministre, ni à une parlementaire que qualifier une infraction pénale. C’est le rôle de la Justice.»
Les juges ont rapidement tranché. Les associations, plus Madame Parmentier, se retrouvent cette fois dans les choux. Le 27 mars le tribunal administratif de Paris, parlant par la voix de sa présidente, a rappelé que le tableau traitait «de la façon dont la sexualité est utilisée comme crime de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de Butcha en Ukraine lors de l’invasion russe.» Elle ajoute que «cette œuvre ne saurait toutefois être comprise en dehors de son contexte.» Or ce dernier se voit clairement expliqué au Palais de Tokyo. Juristes pour l’enfance se voit en conséquence débouté. La victoire semble définitive. Mais elle ne l’est pas. L’association a déclaré le 28 mars qu’elle irait jusqu’au bout en «saisissant immédiatement le Conseil d’Etat».

On en reste pour l’instant là, mais les associations se prétendant pour l’enfance (une enfance devenue otage de la droite) se révèlent du genre coriace. Normal! Elles ont toute une France rancie derrière elles. Souvenez-vous de l’affaire «Présumés Innocents» au CAPC de Bordeaux! L’exposition avait été attaquée, en 2000 déjà, pour des raisons semblables. Les accusateurs étaient parvenus à harceler juridiquement leurs auteurs pendant onze ans. Le but était moins de remporter la bataille finale que de décourager les institutions d’organiser à l’avenir des manifestations libérales. Le modèle vient comme de juste des Etats-Unis. Il n’y a qu’à l’adapter aux juridictions européennes et à leurs inévitables arguties.
«Chaque heure qui passe aggrave l’atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, mettant en danger les mineurs confrontés à l’exposition.»
Ceci m’amène à vous parler de Caroline Parmentier, peu visible finalement dans la presse française racontant «l’affaire». Il ne s’agit pourtant pas de n’importe qui. Aujourd’hui âgée de 57 ans, la femme s’est fait connaître comme journaliste. Elle a dirigé le journal «Présent», qui s’est arrêté de publier sur papier le 30 juin 2022. Fondé au début des années 80, ce quotidien a défendu une droite dure, identitaire et ultra-catholique. On s’y voulait anti-immigrés, anti IVG, contre le mariage pour tous, pour la privatisation de la radio et de la télévision publique, pour le rétablissement de la peine de mort et j’en passe. Caroline a multiplié les affirmations chocs. Selon elle, on procéderait chaque année en France à 200 000 meurtres de fœtus, ce qui amène du coup «l’importation à tour de bas de migrants». Le grand amalgame. Le lyrisme incontrôlé de Madame Parmentier lui a du reste valu des ennuis. Cette chaude partisane de Marine Le Pen (qu’elle a rejointe en 2018) a été condamnée en 1995 par le tribunal de Paris pour «diffamation publique raciale».

Vous voyez du coup dans quels milieux on patauge. Que le tableau soit «pédopornographique» ou non n’a finalement guère d’importance. Il s’agit d’intimider les instances culturelles, jugées dégénérées, en leur faisant peur. Internet ressemble aujourd’hui à une meute enragée qu’il s’agit d’utiliser au bon moment. Je vous parlais du modèle américain. Il en est effectivement déjà allé de même en 2017 pour un tableau de Balthus au Metropolitan Museum of Art de New York: «Thérèse rêvant» de 1938 (1). A la différence près que nous sommes de l’autre côté de l’Atlantique et dans le privé. Un privé qui a permis, il y a quelques jours en Floride, de renvoyer sous prétexte que des élèves auraient été traumatisés une institutrice ayant montré à sa classe une photo du «David» de Michel-Ange. Les gens ont tendance à dire: «Oui, mais c’est l’Amérique, un pays peuplé de gens extrêmes». Caroline Parmentier le prouve cependant sans peine. Il existe le même genre de personnages chez nous. «Fuck Abstraction!»
(1) Coïncidence? La pétition contre «Thérèse rêvant» avait aussi réuni 12 000 signatures. Le «Met» a cependant laissé le tableau aux murs, en dépit de l’appel des internautes. Sauf les quelques mois où il s’est vu exposé à la Fondation Beyeler de Bâle. La ville de Miriam…
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Paris – La droite dure se fait les dents sur Miriam Cahn
Derrière la polémique du Palais de Tokyo se trouvent des polémistes voulant réduire les institutions progressistes françaises au silence.