
On ne va pas parler de réincarnation. Ni de métempsychose, histoire de faire encore plus savant. Il n’en demeure pas moins qu’il me semble difficile de se surnommer Karl Baudelère sans faire penser à quelqu’un de connu. Surtout quand la Collection de l’art brut de Lausanne ne donne pas votre identité de départ. C’est bien là le signe qu’il y eu renaissance. De fait, le Marseillais se cachant sous ce pseudonyme (et une cagoule lorsqu’il se voit interviewé) a fini par confondre sa vie avec celle de son modèle Charles Baudelaire, découvert par hasard en 1977. «En 2011 j’ai eu quarante-six ans. L’âge auquel Baudelaire est mort. Désormais, il revit en moi», explique le dessinateur dans la brochure d’accompagnement de son exposition.
«En 2011 j’ai eu quarante-six ans. L’âge auquel Baudelaire est mort. Désormais, il revit en moi.»
Tout cela peut sembler psychopathique. Mais ce ne l’est pas. Les propos de cet homme en fin de cinquantaine demeurent raisonnables quand il s’explique sur l’écran. Le musée a en effet intelligemment prévu un film d’une petite demi-heure, signé Philippe Lespinasse. L’artiste, car c’en est un, y montre en chantier son travail, présenté pour de bon juste à côté. Le public peut ainsi le voir à l’œuvre. Des «autoportraits au miroir», pour reprendre le sous-titre de la rétrospective mitonnée par Sarah Lombardi. Mais pas uniquement cela! Si les visiteurs, un casque sur la tête, le voient crayonner à toute vitesse, accumulant sur la feuille de papier des traits de stylo-bille, il y a aussi là des interprétations de tableaux touchant Beaudelère. Un Christ d’Andrea Mantegna lui permet de faire ressortir d’autres douleurs. Car l’homme est bien un écorché vif, dont les angoisses nourrissent par ailleurs l’œuvre. Celle-ci n’existerait pas si tout allait bien!

Né dans un quartier populaire de Marseille, notre anonyme a connu une enfance difficile. Des parents vivant «une histoire d’amour passionnelle, compliquée». L’école qui contrarie ce gaucher né, et lui fait du coup tout confondre. L’enfant se révèle en plus dyslexique. «Je n’arrive à rien. En classe, je suis le clown de service. Chaque année, je me vois admis dans la classe supérieure par l’opération du Saint-Esprit». Bref, le futur Karl court d’autant plus à la catastrophe qu’il souffre d’un problème cardiaque, réglé depuis. Il découvre alors le groupe Kiss, d’où les cagoules actuelles pour se masquer. Suivent des petits boulots, comme il en existait encore à l’époque, et la révélation accidentelle de Baudelaire. Il lui faudra pourtant vendre sa collection d’éditions de ce dernier, lentement constituée, pour monter un commerce de brocante. Karl (appelons-le comme cela) a ensuite deux enfants de deux compagnes successives. Il est alors agent de sécurité.
«J’approfondis la technique de mes dessins, en m’appliquant à les adoucir. Mes autoportraits évoluent.»
Désormais, il sait cependant. Son but est de devenir artiste. «Je dessine au pastel, au feutre, je fais des pochoirs sur les murs de la ville que je signe Karl*B.» Il faut dire que l’homme ressasse Baudelaire, qu’il finit par intégrer. Le premier autoportrait surgit un jour, comme du néant. «Quand je le termine, je tombe des nues. En pleurs.» Le miracle suit. Un bon galeriste s’intéresse à celui qui pourrait sembler un tardif débutant. «J’approfondis la technique de mes dessins, en m’appliquant à les adoucir. Mes autoportraits évoluent.» Karl expose dès 2018 dans la capitale. C’est à ce moment qu’il commence à interpeller la Collection de l’art brut. Quelques achats, des dons et l’appui d’une fondation mécène. Aujourd’hui, le musée détient soixante-sept œuvres de Karl. Toutes ne se voient pas accrochées en ce moment. L’auteur a prêté d’autres feuilles, afin sans doute de rendre la sélection plus cohérente. Plus large aussi. A côté des autoportraits parfois fragmentaires (le haut du visage, un œil…) il y a ainsi des portraits. Einstein, Bacon, Dubuffet plus des inconnus.

Ce passage au circuit classique ne diminue pas davantage l’œuvre qu’il ne le grandit. Une autre preuve s’en voit donnée par la parution, aux «Cahiers dessinés» d’une monographie sous-tirée cette fois «Visages atomisés». L’amateur y trouvera bien sûr un texte de Michel Thévoz, le créateur du musée lausannois qu’il a longtemps dirigé. Il y en a d’autres, notamment de Françoise Monnin. La journaliste française a beaucoup fait dès le début pour la reconnaissance de Karl Beaudelère. Parmi les images retenues, certaines s’inspirent de Jean Fouquet comme der Velásquez ou de Robocop. Le propos se retrouve du coup élargi. Notre vision aussi. L’homme est un créateur de plein droit, dépassant ainsi ce que l’art brut pourrait conserver de restrictif. Cet «outsider» est un «insider» qui ira loin. Il ne faut pas oublier que ces deux mots viennent du monde des courses hippiques!
Pratique
«Karl Beaudelère, Autoportraits au miroir», Collection de l’art brut, 11, avenue des Bergières, Lausanne, jusqu’au 20 octobre. Tél. 021 315 25 70, site www.artbrut.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h. «Karl Beaudelère, Portraits atomisés», ouvrage collectif avec des photos de Pierre Fantys, aux Cahiers dessinés, 176 pages.
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Exposition à Lausanne – La Collection de l’art brut révèle Karl Beaudelère
Le Français dessine frénétiquement des autoportraits au stylo-bille. Il fait surgir son visage comme du néant. Un livre paraît aussi à cette occasion.