
Vous vous en souvenez peut-être. En 2016 Pia Olivier, la cinquième épouse (mais seule veuve) d’Edwin Engelberts, confiait les archives du galeriste genevois à la Fondation Martin-Bodmer. Cette dernière en présentait la même année une sélection. Manquait encore le gros livre bien lourd allant avec. Le voici. Collectif, l’ouvrage vient de paraître aux Editions Notari. Luca Notari travaillant lui-même au sein du musée privé colognote, nous sommes doublement en famille, avec un sentiment de devoir accompli. La mémoire de l’homme se voit préservée dans un lieu plus intime et selon moi plus urbain que la Bibliothèque de Genève. On ne se montre pas toujours très reconnaissant du côté de la pléthorique BGE.
Débuts dans le livre ancien
«Edwin Engelberts est né à Java en 1918, ce qui lui conférait la nationalité hollandaise», rappelle Jacques Berchtold en charge de la prestigieuse institution privée. «A 17 ans, l’adolescent est arrivé à Lausanne pour des raisons familiales. Il s’y est éduqué et cultivé, après avoir adopté dès 1940 la nationalité suisse afin de ne pas rester un étranger planqué dans notre pays.» Attiré par les arts et les lettres, le débutant a commencé par travailler avec Nicolas Rauch, le dieu romand des bibliophiles. «Ils ont œuvré ensemble à des catalogues de référence qui ont fait de Martin Bodmer un de leurs clients dès 1948.» Engelberts restait alors lié au monde de l’«Antiquariat», autrement dit du livre ancien. «Il a ensuite bifurqué vers l’art contemporain, mais sans créer de galerie.» Edwin était entré en contact avec les galeristes Maeght, ce qui lui permettait «de lancer une passerelle entre Paris et Genève.» Braque, Matta, Fautrier ou Masson se sont ainsi fait une petite place chez nous.
«Edwin Engelberts se montrait d’une extrême exigence pour ces livres tirés à une centaine d’exemplaires seulement.»
En 1960, le marchand déjà confirmé se lance. Il ouvre un lieu à Genève au 11, Grand-Rue, où s’installeront plus tard les Cramer. «Tout s’y verra placé sous le signe de l’excellence», explique Jacques Berchtold, qui vante à la fois son travail de galeriste et sa qualité d’«éditeur interventionniste». Engelberts se révèle en effet habile à faire se rencontrer artistes et poètes. C’est une époque où la littérature et les beaux-arts chevauchent encore en commun. Un temps bénit, mais court. Les grosses pointures, que le galeriste fait parfois non sans mal cohabiter, ne constituent pas précisément des jeunes gens. Georges Braque pourra encore signer en 1963 le bon à tirer de la «Lettera amorosa» conçue avec René Char, mais il ne verra pas le résultat final. Il était mort entre-temps. Albert Camus n’aura pas davantage tenu entre les mains «La postérité du soleil», avec des photographies de la Vaudoise Henriette Grindat. Joan Miró et Michel Leiris seront plus chanceux avec «Marrons sculptés pour Miró».

«Edwin Engelberts se montrait d’une extrême exigence», poursuit Jacques Berchtold «pour ces livres tirés à une centaine d’exemplaires seulement.» L’éditeur ne transigeait sur rien. Il fallait que l’impression soit parfaite et sur le papier adéquat. D’où de nombreuses recherches, notamment de caractères. D’où aussi des dépassements de budget. Heureusement que l’homme, charmeur, restait en bons termes avec la riche Claire Lise Mercier! De première épouse, cette amie des arts était devenue son mécène. «Il s’agissait d’une entreprise forcément déficitaire.» Ajoutez à cela que l’homme ne formait pas le plus habile des commerçants. «Il avait imaginé dès l’ouverture de son espace genevois ce que l’on appelle aujourd’hui des animations.» Dont de coûteux concerts. La galerie finira par fermer en 1985, Engelberts s’éteignant en 1998. L’aventure, qui avait également impliqué des peintres vaudois comme Jean Lecoultre ou Pietro Sarto (ils témoignent dans le livre actuel), était terminée. Les temps avaient par ailleurs changé.
La fin d’une époque
Il est ainsi permis de penser qu’Engelberts a connu la fin d’une époque. On parle aujourd’hui à ce propos d’un «âge d’or des galeries genevoises». Cela dépend bien sûr de la manière dont les choses se regardent. Il est permis de situer l’homme aux côtés d’un Jacques Benador, qui faisait aussi un peu d’édition (1). Ou de Gérald Cramer, à qui le Cabinet des arts graphiques a naguère rendu un hommage. Ou encore des Runnqvist à l’enseigne de Bonnier. Il y avait alors aussi à Genève des galeristes purs. Ils allaient de Marie-Louise Jeanneret à Marguerite Motte, en passant par cette Maguy Bondanini qui prétendait diriger un «musée» à l’Athénée (2). Un style nouveau émergeait cependant. A quelques mètres d’Edwin Engelberts, dans la Vieille Ville, travaillait ainsi depuis 1976 Marika Malacorda, la grande prêtresse de l’art minimal. Alexandre Iolas en arrivait rue Etienne-Dumont à Andy Warhol, Jean Tinguely ou Jannis Kounellis. Ileana Sonnabend elle-même tentait une incursion à Genève avec Jasper Johns ou Roy Lichtenstein. Autant dire que les marchands traditionnels avaient pris un petit air de brontosaures vers 1980. Et cela même si le quartier de Bains restait à naître. Comme le rappelle encore une fois Jacques Berchtold, «Engelberts croyait à un art subjectif et matériel, avec un aspect artisanal. Le conceptuel ne l’intéressait pas.»

Pour le présent livre, qui se présente comme un objet carré, de nombreux auteurs se sont partagé la tâche en sachant que leur sujet devait se voir creusé à fond. Même les catalogues de la galerie, volontiers préfacés par Jean Starobinski, ou ses «petits imprimés» allaient se voir pris en compte. «L’Université de Lausanne s’est intéressée au projet, alors qu’on aurait pu s’attendre à Genève.» Ce sont donc Philippe Kaenel et Dominique Kunz Westerhoff qui l’ont piloté, les photographies étant signées Naomi Wenger. L’ouvrage vient de sortir de presse, avec les délais académiques, un colloque s’étant encore tenu en 2018. On aimerait qu’il en aille de même pour d’autres fonds de grands galeristes locaux. Mais comme le signale Vanna Karamaounas dans son «L’art à Genève», si les nouvelles maisons s’installent en fanfare, elles mettent la plupart du temps la clé sous le paillasson en silence. Arrêter, pour beaucoup, c’est avoir échoué. Alors, les archives…
(1) Jacques Benador sera honoré dès le 22 septembre par une exposition à la galerie Schifferli dans la Grand-Rue.
(2) Le «musée», au premier étage de l’Athénée, a ensuite été occupé par Anton Meier. Il doit prochainement se voir remis en état par la Société des arts, propriétaire de l’immeuble, pour organiser ses propres expositions.
Pratique
«Les livres d’artistes d’Edwin Engelberts, Un éditeur d’art, ses peintres et ses poètes», sous la direction de Philippe Kaenel et Dominique Kunz Westerhoff, aux Editions Notari, 330 pages.
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Galerie genevoise – La Bodmeriana sort le livre sur Edwin Engelberts
La fondation a reçu les archives du marchand et éditeur d’art, qui avait travaillé avec Braque comme Miro. Il restait à publier cet hommage.