
Vous vous en souvenez peut-être. Début mars 2020, des «trapèzes» annonçaient par affiches dans les rues de Genève l’ouverture à Cologny d’une exposition sur les «Trésors enluminés de Suisse». La Fondation Bodmer allait accueillir la moitié d’une vaste manifestation dont l’autre partie se déroulait dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall. Un haut lieu de l’écriture des manuscrits dès le haut Moyen-Age. Si cette dernière a bien pu se voir vernie en présence de quelques invités courageux, la manifestation colognote a passé à la trappe pour cause de Covid. Elle se voyait très vite reportée à 2022. La chose n’a finalement commencé qu’en mars 2023. «Elle ne durera que quatre mois», insiste Jacques Berchtold, en charge de la Bodmeriana. «Les conditions de prêt deviennent de plus en plus strictes pour des raisons de conservation.» Les restaurateurs ont pris le pouvoir dans certaines institutions. «Je crains de ne pouvoir un jour plus rien emprunter du tout.»
«Les conditions de prêt deviennent de plus en plus strictes pour des raisons de conservation. Je crains de ne pouvoir un jour plus rien emprunter du tout.»
L’idée d’une présentation commune entre Genève et Saint-Gall est née après quinze ans de l’opération «e-codices», lancée par l’Université de Fribourg. Il s’agissait de numériser les manuscrits et chartes présents dans notre pays, quelles que soient leurs origines géographiques. «Le 95% se trouve dans des bibliothèques publiques, le reste en mains privées, mais nous avons exclu les marchands.» Ce travail titanesque s’est entrepris avec deux appareils ultra-performants en vue de déverser le résultat sur le Net, où les ouvrages pourraient se voir consultés gratuitement dans leur intégralité. «L’image est de si haute définition qu’il nous a fallu en proposer aux internautes une version light.» N’empêche que chacun a désormais accès à un patrimoine fragile, dont la consultation manuelle devait souvent se voir refusée. «La numérisation s’est opérée à Saint-Gall pour les ouvrages, en général germaniques, conservés en Suisse alémanique. Nous avons digitalisé à Cologny ce qui se trouve en Suisse romande et au Tessin.»

Directeur de la Fondation Bodmer, Jacques Berchtold est à la fois scientifique et homme de musée. L’idée était donc aussi de rendre visible pour quelques semaines des originaux afin de donner la notion concrète des manuscrits. L’ordinateur aplatit les images, comme il supprime l’idée des dimensions réelles. «Il a fallu couper la poire en deux. Ni Saint-Gall, ni Cologny ne pouvaient accueillir l’ensemble d’un coup.» Le partage s’est opéré de manière thématique. Une abbaye semblait parfaite pour les textes d’essence religieuse, qui abondent au Moyen Age. La Bodmeriana traiterait du coup de l’aspect profane, avec la littérature, les sciences ou l’histoire. «La division reste artificielle. La foi catholique remplit toute la vie d’alors. Nous montrons ainsi un Ovide moralisé. La poursuite du Graal tient de la quête mystique. Sion nous a confié un extraordinaire rouleau menant tout droit de la Création du monde à la famille valaisanne des Supersaxo.»
«Grâce au legs Ami Lullin de 1756, la Bibliothèque de Genève possède les vestiges de collections princières.»
Les institutions suisses abritent par ailleurs aussi bien des ouvrages de consultation que de prestige. «Grâce au legs Ami Lullin de 1756, la Bibliothèque de Genève possède les vestiges de collections princières. Nous en montrons plusieurs chefs-d’œuvre, commandés par des proches du roi rivalisant entre eux de munificence.» C’est une accumulation de miniatures volant la vedette au texte, que les Grands voulaient voir traduits en langue vernaculaire. Autrement dit en français. «Nous les mettons dans la mesure du possible en regard d’exemplaires plus communs. Eux servaient de base à un vrai travail intellectuel, d’où l’importance des commentaires et des annotations ajoutés au fil du temps.» Nous sommes ici dans le registre sérieux avec Horace, Ovide ou «l’Ilias latina». Autrement, les marges constituent volontiers un espace de liberté pour les peintres. Ces derniers se partageaient pourtant le travail comme vers 1920 les ouvriers aux usines Ford. Dans cette forme antique de «taylorisation», chacun accomplissait une tâche répétitive. Mettre le rouge. Appliquer le bleu. Apposer les rehauts dorés…

Les œuvres présentées à Cologny, que le lecteur retrouvera dans le gros catalogue, insérées parmi celles présentées il y a trois ans à Saint-Gall, couvrent un espace temporel large. La pièce la plus ancienne consiste en un fragment sur papyrus du «Discolos» de Ménandre, conservé à la Bodmeriana elle-même. Il date du IVe siècle. Le plus vieux parchemin proposé remonte au Ve. Il s’agit d’un extrait de Virgile tout en majuscules copié en Italie vers 450. «Virgile est longtemps demeuré le seul auteur antique admis dans les «scriptoria» où les moines calligraphiaient les textes.» D’autres auteurs païens se virent ensuite tolérés dans ces ateliers qui ont préservé des pans de la littérature antique. Peut-être pas ceux qu’on aurait aimé aujourd’hui voir sauvés... «Le théâtre grec et romain a ainsi presque complètement disparus.» Quant à la benjamine des œuvres, elle se présente sous la forme d’un «portulan» (autrement dit une carte maritime) du XVIIe siècle.

Le plus spectaculaire, qui attire en ce moment le public, demeure bien sûr les manuscrits à peintures, très faiblement éclairés. Il y a certes l’image principale, respectueuse et convenue. Mais, comme je vous le disais plus haut, chaque page permettait des licences. Dans un petit film projeté dans la section réservée à la confection des livres, le visiteur voit ainsi naître une grande lettrine. Elle propose en haut un monde parfait, tel que l’aurait voulu Dieu. En dessous, comme protégé par l’architecture de la lettre «R», le scribe peut encore travailler dans l’esprit du Seigneur. Mais un serpent, comme il se doit perfide, sort à droite du cadre fixé. Sur sa peau se déroulent des scènes de luxure très évidentes. «Nous sommes ici sortis du monde divin pour entrer dans le domaine du Mal.» Reste encore à savoir où les yeux se promenaient en premier au XVe siècle, où piété et paillardise cohabitaient assez volontiers.

Je recommanderai pour terminer la lecture du livre, rédigé par de multiples spécialistes. Il me donne bien sûr le regret de ne pas avoir vu la partie saint-galloise, riche de manuscrits souvent très anciens, comme Saint-Gall en détient un nombre énorme. Très peu de gens ont vu cette exposition entre deux confinements. Cela dit, il y a ici beaucoup à admirer même si, pour d’évidentes raisons d’intendance, la Bodmeriana a dû se contenter de douze prêteurs. Il reste donc bien des choses à découvrir en se plongeant dans le monde virtuel, à la fois littéraire et imagé, de e-codices! Bonnes soirées…
Pratique
«Trésors enluminés de Suisse», Fondation Martin-Bodmer, 19, route Martin-Bodmer, Cologny, jusqu’au 9 juillet. Multiples animations. Visites guidées. Festival de films se passant au Moyen Age en juin au Cinémas du Grütli. Catalogue paru chez SilvanaEditoriale, 392 pages. Tél. 022 707 44 33, site www.fondationbodmer.ch Ouvert du mardi au dimanche de 14h à 18h.

La fondation Bodmer, en réaménagement, invite le Musée d’art et d’histoire de Genève à présenter en parallèle ses œuvres médiévales. Un florilège d’environ cent pièces très honorables
Le vide crée à ce que l’on dit un appel. Ce printemps, les vitrines de la Fondation Bodmer au premier sous-sol se sont retrouvées dépouillées de leurs livres. Il s’agit aujourd’hui de renouveler la collection permanente. Que faire, alors que l’institution privée s’apprêtait à accueillir les «Trésors enluminés de Suisse»? Présidé par Laurence Gros, le Conseil a estimé à juste titre qu’on ne pouvait pas laisser l’étage sans rien, si harmonieuses les architectures de Mario Botta puissent-elles sembler. Le hasard est venu à son secours par une de ces coïncidences astrales qui frappaient tant les gens du Moyen Age. Les objets du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) étaient disponibles. On sait que ses salles dites «palatines» se voient occupées en ce moment par une exposition d’Ugo Rondinone traitant d’ailleurs du soleil et de la lune.
«C’était l’occasion d’explorer nos réserves, qui permettent toujours de belles découvertes.»
Presque au débotté, Alexandre Fiette de la Maison Tavel et deux conservatrices ont donc imaginé une exposition qui a fini par s’intituler «Objet du médiéval». «C’était l’occasion de présenter environ cent œuvres hors de leur contexte habituel», explique Alexandre. «Celui aussi d’explorer nos réserves, qui permettent toujours de belles découvertes.» Les inventaires ont permis de voir ce qui permettrait de former des groupes adaptés au format des vitrines. «J’ai notamment noté un ensemble considérable de boucles de ceinture.» Il pouvait aussi y avoir des éléments d’armure. Ils vont d’un étonnant casque à pointe (celle-ci se situant au niveau du nez) à une paire de gants articulés imaginés vers 1520. D’audacieux rapprochements ont également pu se voir tentés. Une porte de bordel genevois, redécouverte plâtrée par décence dans une maison ancienne, peut ainsi rejoindre une Crucifixion du même format, taillée dans le même genre de bois…

L’effet apparaît réussi, avec cet ensemble qui se révèle honorable même s’il ne fera pas trembler le Louvre ou le Victoria & Albert sur leurs bases. Il y a là des ivoires, dont le format renvoie par ailleurs aux miniatures des livres, comme des émaux et des textiles. Un certain nombre d’objets religieux aussi. «Beaucoup constituent des entrées relativement récentes au MAH.» Le directeur Claude Lapaire avait notamment acquis des œuvres d’orfèvrerie byzantines. Une somptueuse chasuble italienne du XVe siècle rouge vif a également pu se glisser dans le fonds. Le visiteur aguerri reconnaîtra bien sûr certaines pièces, comme une belle «Vierge» auvergnate romane. Mais il découvrira aussi des choses. L’ensemble se voit complété par d’énormes reproductions du retable de Conrad Witz, icône du MAH. «Si on les regarde attentivement, on découvre que leurs personnages arborent les plus luxueuses créations d’arts appliqués de l’époque.»
Pratique
«Objet du médiéval», Fondation Martin-Bodmer, 19, route Martin-Bodmer, Cologny, jusqu’au 9 juillet. Tél. 022 707 44 33, site www.fondationbodmer.ch Ouvert du mardi au dimanche de 14h à 18h. Pas de catalogue.

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Expositions à Cologny – La Bodmeriana accueille les manuscrits suisses
L’exposition des œuvres profanes médiévales conservées dans notre pays aurait dû se dérouler en 2020. L’attente en valait vraiment la peine.