
Tout commence par un voyage à Londres en juin 1885. Comme dans les «swinging sixties» (comprenez par là les années 1960), la capitale britannique constitue alors «the place to be». Il ne s’agit plus de l’anglomanie de la fin du XVIIIe siècle, mais d’une fascination tant pour la réussite économique anglaise que pour des nouveautés artistiques allant des pièces d’Oscar Wilde aux tableaux préraphaélites. On peut comprendre qu’une escapade sous forme de «shopping intellectuel» ait pu réunir trois hommes du meilleur monde: le docteur Samuel Jean Pozzi, le prince Edmond de Polignac et le comte Robert de Montesquiou-Fezensac. Un médecin vedette, un compositeur amateur et un poète décadent.
Traduit dans quarante langues
A partir de cette expédition, qui n’avait rien pour entrer dans l’histoire, l’écrivain Julian Barnes va construire un énorme livre. «L’homme en rouge» a paru dans sa version originale en 2019. La traduction française date de l’année suivante. J’avoue avoir «zappé» pour cause de confinement. Je me rattrape donc à l’occasion de la sortie en «Poche». Il y a sans doute eu entre-temps de multiples autres adaptations étrangères. Né en 1946, Barnes s’est déjà vu transcrit dans quarante langues, ce qui a dû donner du fil à retordre à certains de ses interprètes. On connaît son humour, qualifié un peu vite de «typiquement insulaire», son goût des sous-entendus et son amour des digressions. Comment faire sauter le lecteur d’une idée de Julian à la suivante sans rompre le fil narratif? Ceux, nombreux, qui auront lu «Le perroquet de Flaubert» (Stock, 1986) en savent quelque chose…

Mais revenons à notre trio, dont les vies ultérieures vont se séparer avant de se rencontrer à nouveau, chacun de ses membres évoluant dans sa sphère particulière. Celui qui occupe le plus de place ici, c’est Pozzi. Rien là que de très normal. Après tout, «L’homme en rouge», c’est lui. Il s’agit d’un portrait en pied de John Singer Sargent, brossé en 1881. Le peintre, qui a successivement vécu à Paris et à Londres, aurait d’ailleurs pu devenir un coéquipier du triumvirat, qui serait alors devenu un quatuor. Né à Florence d’un couple d’Américains europhiles, ce personnage à la Henry James faisait également partie du «gratin». Il connaissait tout le monde. Et ce qui me semble encore mieux, tout le monde le connaissait.
«Il est tellement beau que cela en devient dégoûtant.»
Sargent a donc représenté Pozzi en robe de chambre. Rouge ponceau ce qui manquait de retenue, surtout pour un protestant aussi affirmé. L’image illustrait aussi l’intime. Elle montrait davantage le séducteur impénitent que le grand praticien à l’écoute des nouveautés américaines, qui introduira enfin l’hygiène dans les hôpitaux français. Un homme capable de pondre un traité savant de mille pages entre deux mondanités et deux galipettes. Pozzi a notamment eu avec la flamboyante Sarah Bernhardt une liaison qui s’était, comme souvent avec la diva, transformée en une durable amitié. La princesse de Monaco disait de lui: «Il est tellement beau que cela en devient dégoûtant.» Médecin à l’écoute des nobles dames comme des clientes pauvres (sa spécialité restait l’obstétrique), le docteur se souciait heureusement peu du qu’en-dira-t-on. On avait pourtant dû clabauder à propos du voyage à Londres…

Robert de Montesquiou se révélait en effet compromettant. Pilier du faubourg Saint Germain, celui qui servit de modèle à Huysmans pour créer Des Esseintes, puis à Proust qui en fera le baron de Charlus (1), était de notoriété publique homosexuel. Il vivra longtemps avec Gabriel Yturri, officiellement son secrétaire, avant de se faire enterrer dans sa tombe. Souvent désargenté, l’homme avait de la peine à faire sérieux comme poète. L’esthète régnait en revanche sans partage. Il va imposer pour quelques courtes années l’Art nouveau. Intelligent, brillant, mais horriblement snob, ce proche de Sarah Bernhardt (la revoilà!) était d’une médisance rare, ne s’épargnant même pas lui-même. Il y avait chez lui quelque chose d’autodestructeur. Julian Barnes en fait un bon portrait «vu d’Angleterre», avec ce que la chose suppose d’étonnement. En 1964, Philippe Jullian en avait donné une version plus continentale… ou tout simplement plus complice.
Un père à la fois mort et en voyage
Et Edmond de Polignac? Eh bien, il était le petit-fils de la favorite de Marie-Antoinette. Dernier ministre de Charles X, son père avait fait éclater la Révolution de 1830 à force de retours à l’Ancien Régime. D’où sa condamnation non seulement à la prison, mais à une «mort civile». Sa femme pouvait cependant lui rendre visite. D’où sa grossesse. Polignac ne pouvant avoir été conçu par un cadavre, il fut déclaré de «père actuellement en voyage». Le rejeton ne s’est, lui, jamais mêlé de politique. Son rêve était de composer des opéras ou des symphonies aussi admirables que celles des maîtres qu’il vénérait. Bon mais naïf, il se faisait continuellement plumer. Arrivera ainsi le moment où il se retrouvera dans un appartement aussi modeste que dénudé. Les créanciers avaient saisi ses derniers meubles.

Et c’est là que les fils jetés, puis distendus par Julian Barnes sont se resserrer à nouveau. Montesquiou et sa cousine, la célèbre comtesse Greffulhe (2), vont tenter de sortir leur ami de la misère. Seule solution, un mariage riche alors qu’Edmond était «gay» comme un pinson. La candidate idéale semble Winnaretta Signer, l’héritière des machines à coudre. Cette lesbienne vient de voir sa noble union cassée pour non-consommation du mariage, d’où une situation sociale difficile. Pourquoi pas? Barnes parle avec humour d’un «maquignonnage conjugal». L’imprévu est que l’union se révélera parfaitement heureuse. Le songe de Winnaretta était de créer un salon musical. Le plus brillant. Pari tenu. Tout ce qui compte comme créateurs et interprètes défilera dans ses soirées jusqu’en 1939. Il y a cependant eu, si j’ose dire, un gros bémol. Montesquiou deviendra d’une jalousie rare. Et Pozzi pouvait faire une amère comparaison avec son mariage d’amour (avec une catholique, en plus!) qui finissait en eau de boudin…
«Je ne suis plus que Robert de Montesproust.»
Les chapitres se succèdent ensuite, imprimés pour cette version en Poche avec un interligne très serré (ce n’est pas de l’Amélie Nothomb!). Les années passent aussi, dans cette Epoque qui n’est pas «belle» pour tout le monde. Polignac meurt encore assez jeune. Montesquiou tend à se démoder passé 1910. Père de famille, sa fille Catherine étant devenue une diariste appréciée des féministes vers 1980, Pozzi demeure, lui, égal à lui-même. Le Don Juan semble pourtant au repos. Si l’épouse a disparu de son horizon, il y a «l’autre femme» comme on disait jadis pour parler des durables passions adultères. Puis se déroulera le drame imprévu, à la fin de cette guerre de 1914 qui aura bouleversé aussi bien les corps que les esprits. En 1918, Pozzi est assassiné dans son cabinet par un patient devenu fou. Une mauvaise nouvelle de plus pour Montesquiou qui s’éteindra mélancoliquement trois ans plus tard. Oublié. «Je ne suis plus que Robert de Montesproust.»
Retombées genevoises
Brillant au point parfois d’essouffler son lecteur, «L’homme en rouge» trace des sortes d’arabesques dans un passé qui lentement s’éloigne. Je connaissais tous les personnages avant de commencer ma lecture. Voilà qui aide puissamment! Je ne pense pas qu’il en aille de même pour les représentants des jeunes générations. La poussière recouvre lentement un univers dont les codes sociaux finiront par nous échapper. C’est seulement chez Proust qu’il existe un «temps retrouvé». Un jour, dans un musée, il ne restera donc plus que le tableau lui-même, avec l’homme fermant sa robe de chambre rouge d’un geste de la main quelque peu précieux. Ce musée se trouve présentement le Hammer de Los Angeles. Il eut pu s’agir du Musée d’art et d’histoire de Genève. La toile faisait partie de l’héritage de Jean, le fils de Samuel Jean. Le diplomate a légué en 1967 au MAH ses fabuleuses miniatures persanes… Mais pas le Sargent!
(1) Jean Lorrain en a aussi fait «Monsieur de Phocas».
(2) Le Palais Galliera a rendu hommage en 2016 à cette élégante qui ne fut pas seulement l’inspiratrice de la duchesse de Guermantes pour Proust. Sans préjugés, la comtesse a aussi bien soutenu Marie Curie que le capitaine Dreyfus, Edouard Branly ou Serge de Diaghilev. Elle est morte nonagénaire à Genève en 1952.
Pratique
«L’homme en rouge», de Julian Barnes traduit (très bien) par Jean-Pierre Aoustin, au Mercure de France, Folio, 301 pages.
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Réédition en Poche – Julian Barnes portraiture «L’homme en rouge»
A partir d’un tableau de Sargent, l’écrivain raconte Samuel Jean Pozzi, mais aussi Robert de Montesquiou et Edmond de Polignac. A lire!