
On était nombreux, très nombreux, sur le pont de la Machine mardi soir. Pas au point de faire s’écrouler cet ouvrage de génie civil, bien sûr! Mais je n’aurais jamais pensé que JF Liegme, puisque le nom devait «tenir» en gros sur l’affiche, puisse attirer un tel public. Pour moi comme pour les gens de mon âge, il évoquait un artiste un peu flou. L’homme est mort quand j’avais 29 ans en 1977. Il en avait alors 55. Je le rattachais vaguement à la mouvance de Charles Rollier, dont j’aperçois souvent la petite tombe au cimetière des Rois. Autrement dit à la peinture abstraite locale. Il fallait d’ailleurs du courage, dans les années 1950 et 1960, pour renoncer à la figuration chez les Genevois! Louées comme lieux d’exposition par les artistes en place, les galeries de la ville proposaient des images encore sages. Le comble de l’audace se situait chez Hans Erni, qui triomphait dans celle inscrite sous les combles de l’Athénée (là où s’installera plus tard Anton Meier). Jacques Benador, un marchand de tableaux autrement plus audacieux, pouvait mesurer sa solitude, même s’il existait aussi Moos et Marie-Louise Jeanneret.
Orthographes diverses
Jean-François Liegme se retrouve donc au pont de la Machine, dans l’espace carré des SIG (ou Service industriels de Genève). Un lieu voué aux arts, son pendant fluvial côté quai des Bergues ayant longtemps servi à la Ville pour présenter ses activités culturelles. Mais un doute m’a vite assailli, lundi soir, en découvrant les cartels de la rétrospective confiée à Rainer Michael Mason. Que fallait-il écrire? Liegme ou Liengme? Les toiles prêtées par la famille (ou plutôt par l’un de ses trois fils) disaient «Liengme». Y aurait-il une faute d’orthographe quelque part? S’agissait-il d’une belle liberté, comme on s’en permettait encore au XVIIIe siècle? La vérité s’est révélée par la suite plus simple. Originaire de Cormont dans le canton de Berne, mais né à Genève en 1922, l’artiste s’est vite senti gêné par la prononciation de son nom. Il a d’abord posé un accent grave sur le «e». Puis il a supprimé le «n». J’ai appris cela grâce à Wikipédia qui peut se révéler bien utile en dépit des moues de certains intellectuels…

Christian Brunier, directeur général de SIG a ouvert mardi les discours. Il a été question un peu d’art et beaucoup d’écologie. Un peintre ne pèse de nos jours pas lourd par rapport au salut de la Planète. Les Services industriels s’engageaient à faire mieux, et les autres feraient bien de l’imiter. Je me suis du coup demandé pourquoi tant de «spots» électriques en plein jour. L’Ukraine s’est aussi introduite dans le propos. Il a donc appartenu à Rainer Michael Mason, que j’ai connu il y a bien longtemps au Musée d’art et d’histoire à la tête de ce qui s’appelait le Cabinet des estampes, de parler de Liegme. Un peintre dont il a choisi de présenter la dernière phase de l’œuvre. Celle qui commence vers 1968, année de la mort de Charles Rollier. L’homme avait connu des débuts classiques. «Qui ne commence pas avec des portraits et des natures mortes?» Il a ensuite découvert les abstraits américains, présentés en gloire à Bâle dès 1958. Mais il lui a fallu du temps pour en faire son miel. Malade et devant subir des traitements hospitaliers réguliers, Liegme a pourtant rencontré tôt Sam Francis à Berne, où le peintre avait un galeriste et ses habitudes.
Un fruit tardif
Ce Liegme passionné d’ornithologie qui avait entamé sa médecine à Neuchâtel en 1941 a donc mûri comme un fruit tardif. La chose arrive. Elle reste peu fréquente. Une carrière commence en général fort pour finir mal. Affaiblissement et redites. Tout ne monde n’est pas Giovanni Bellini ou Paul Cézanne, qui n’avaient au départ pas grand-chose pour eux. Liegme a donc dû apprendre à devenir audacieux. Rainer Michael Mason a du coup rappelé ses vraies qualités de peintre. L’artiste ne coloriait pas la toile à la manière d’un enfant sage. Le pinceau formait pour lui un moyen d’expression autonome. Le peintre s’en servait pour donner des compositions colorées, mais sobres, que je situerais entre une figuration allusive et l’abstraction lyrique. Un genre bien représenté dans l’Europe de l’après-guerre. Il suffit de voir ce que collectionne à Genève Jean Claude Gandur.

De ces tableaux, précédés tout de même par quelques rappels d’une production antérieure, il y en a juste ce qu’il faut au pont de la Machine. C’est l’occasion de rappeler qu’une exposition, à l’instar de la cuisine ou de la pharmacie, reste une affaire de dosage. Il ne faut jamais lasser son spectateur. Les tableaux, ici accrochés dans un lieu public difficile, sont bien choisis. Il n’y en a pas trop. Ils se retrouvent souvent placés, au double sens du terme, en regard l’un de l’autre. C’est de la belle peinture. Une peinture en ce moment à la recherche d’une nouvelle vie, pour ne pas dire d’un nouveau destin. Le purgatoire abrite hélas bien des artistes. Des gens souvent vivants, ce qui doit se révéler déprimant. Notez qu’il y a peut-être déjà un regain. Un frémissement de regain. En 2019, une toile d’un mètre de haut signée Liegme s’est ainsi retrouvée chez Genève Enchères avec l’estimation ridicule de 150 à 200 francs. Le prix d’un bon dîner pour trois dans un restaurant moyen. Eh bien, elle a tout de même atteint 2200 francs, frais non compris. Le purgatoire, l’Église catholique nous le dit bien depuis des siècles, est un endroit dont certains peuvent espérer ressortir un jour!
N.B. Rainer Michael Mason a profité de son temps de parole pour déclarer que Liegme ne devrait logiquement pas se trouver au pont de la Machine, mais au Musée d’art et d’histoire. Un MAH depuis bien longtemps devenu sa bête noire…
Pratique
«JF Liegme, Archipels de couleur jaillis du pinceau», pont de la Machine, Espace SIG Quartier libre, jusqu’au 28 août. Tél. 022 420 75 75. Ouvert tous les jours de 10h à 17h. Entrée libre.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la "Tribune de Genève", en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.
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Exposition à Genève – Jean-François Liegme est sur le pont de la Machine!
Mort en 1977, l’artiste avait donné une peinture entre abstraction et figuration. Il est aujourd’hui un peu oublié. Mais rien n’est définitif!