
Il semble impossible de ne pas le voir. Il reste non moins impossible d’en parler aux autres. Pour Jacqueline Salmon, enseignante et photographe, il s’agit d’un «Point aveugle». S’il n’y a pas de pires sourds que ceux ne voulant pas entendre, il existe fatalement d’affreux aveugles refusant de voir. Mais de quoi s’agit-il au fait? Du «périzonium». Mais encore? Du petit linge dissimulant le sexe du Christ au moment de la Crucifixion. Des générations de peintre l’ont représenté dans l’Europe entière sur d’innombrables tableaux. Il s’agit là d’un accessoire indispensable. Et pourtant ni les dévots de jadis, ni les historiens de l’art n’en soufflent mot. L’alliance du sexuel et du sacré apparaît de nos jours encore sacrilège.
Un sujet inépuisable
Depuis des années, Jacqueline Salmon traque du coup le périzonium partout où il se trouve. Il s’agit d’une quête presque maniaque d’un sujet en apparence inépuisable. Les résultats de cette recherche peuvent se voir au Musée Réattu d’Arles pour quelques semaines encore. Hors «Rencontres», même s’il s’agit là de photos. Il n’y a pour une fois eu aucun spectaculaire déplacement d’œuvres. Musée pauvre dans une ville où pullulent les fondations privées trop riches, le Réattu n’en aurait du reste guère eu les moyens. Et, même s’il s’agit d’un bâtiment ancien immense, il ne disposait pas non plus de la place requise. L’exposition «Le point aveugle» comporte des centaines, si ce n’est des milliers de clichés en comptant les pages d’albums disposées dans des vitrines sous les images accrochées aux murs… Il s’agit bien là d’inventorier les possibilités de représentation, de la sculpture romane du XIIe siècle à la peinture rococo du XVIIIe.

Et que donne l’ensemble, présenté de manière serrée afin de donner l’idée d’une surabondance? A 79 ans, la Lyonnaise Jacqueline Salmon peut véritablement proposer une somme. Il existe certes quantité d’autres œuvres, mais elles se montreraient sans nul doute équivalentes ou même semblables. Tous les Christ arborent ainsi une sorte de caleçon, sauf ceux de Michel-Ange. La photo de sa «Mise au tombeau» peinte de Londres montre ainsi un sexe viril répondant à celui des enfants Jésus alors représentés. Il s’agit de montrer l’Incarnation. Un principe théologique essentiel. Seuls les monophysites, qui sont des hérétiques, veulent que le Christ ne se soit pas fait homme. La pruderie de la Contre-Réforme va cependant bientôt habiller l’Enfant. Le Christ sculpté de Michel-Ange à Santa Maria sopra Miverva de Rome se verra du coup revêtu d’une draperie de bronze doré encore plus voyante que ce qu’elle prétendait cacher.

Autrement, c’est le slip, le string, le linge noué, voire le drap de lit. Certains artistes pourtant luthériens comme Lucas Cranach vont même imaginer des tissus aussi long que ceux du sari des Indiennes. Ils volent dans les airs sous une brise coquine. Rubens se montre en revanche minimal pour une de ses «Descente de croix», sujet pourtant particulièrement tragique. Le Titien préfère une solide serviette de bain dans un «Noli me tangere». Pour une incursion moderne, Matisse propose un solide caleçon, genre kangourou. Chez Grünewald, ce petit vêtement se fait troué et déchiré, sans qu’il y ait la moindre intention peu convenable. Beaucoup de peintres italiens du XIVe siècle jouent en revanche subtilement sur la transparence. Le spectateur voit sans voir tout en voyant. Idem avec Alonso Cano, qui est pourtant Espagnol, et donc d’un pays où l’on ne badine pas avec la religion catholique. Le périzonium fait ici un gros nœud autour d’une chose que la décence m’interdit de nommer. Chez l’un des Carrache enfin, comme chez d’autres, il existe une solution de continuité. Le pagne se voit interrompu, une cordelette ficelée autour de la taille le maintenant en place. On se croirait ici dans une photo de «Playboy» des années 1960. Un peu de nudité suggère le tout.

D’une manière générale, le périzonium reste blanc, comme le demeura jusqu’aux années 1960 la literie avec ses draps et taies d’oreiller immaculés. Mais il y a tout de même des exceptions! Chez Guido Reni comme chez Giambattista Tiepolo, qui demeurent en général plutôt aimables, le vêtement devient bleu pâle. Raphaël, comme Cranach dans un jour de fantaisie, l’ont imaginé rose bonbon. Voilà qui attire l’attention sur l’objet, alors que beaucoup de plasticiens ont avant tout travaillé sur des jeux de mains ou de regard. Le visiteur peut en juger à Arles, pour autant que Jacqueline Salmon ne propose pas de plans trop serrés. La photographe et enseignante montre aussi des œuvres allant à l’inverse de Michel-Ange, ce qui élimine radicalement le corps. Des sculpteurs catalans, mais aussi certains primitifs italiens ont ainsi revêtu le Christ d’une tunique opaque et à manches longues allant pratiquement jusqu’aux pieds. Une contradiction flagrante avec la règle voulant que des soldats aient joué aux dés sous la Croix ladite tunique.

Le visiteur ne sait assez vite plus où regarder, tant il y a là d’images. L’exposition réglée par le commissaire Andy Negrotti commence en douceur le long du parcours ordinaire au Réattu. Puis elle s’attribue l’intégralité de salles du premier étage, puis du deuxième. Il faut toujours beaucoup d’éléments pour établir une typologie, avec toutes les variations que cela suppose. Il devient dès lors permis de penser que l’ensemble forme davantage un livre qu’un accrochage de ce type. L’ouvrage existe du reste, publié chez Silvana Editoriale, le grand spécialiste actuel de l’édition d’art francophone (bien que logé à Milan). Dommage que ce catalogue se révèle difficile à trouver, avec les textes savants qu’il doit sans doute comporter. Quand j’ai passé au Réattu, la librairie était en plus fermée. Comme jadis les yeux des spectateurs et des fidèles…
Pratique
«Le point aveugle», Musée Réattu, 10, rue du Grand-Prieuré, Arles, jusqu’au 2 octobre. Tél. 00334 90 49 37 58, site www.museereattu.arles.fr Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. L’exposition est accompagnée d’un film de Samuel Fleury, d’une durée de 54 minutes. Il était désactivé lors de mon passage.

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Exposition à Arles – Jacqueline Salmon traque le périzonium du Christ
La photographe se penche sur le petit linge entourant le sexe de Jésus en Croix. Il est bien visible, mais on feint de ne pas le voir par pudeur.