
Elle aura disparu sans bruit. C’est comme si Irina Ionesco avait épuisé son quota médiatique au fil des ans. Symbole d’une époque libertaire dont plus personne ne veut aujourd’hui se souvenir, la photographe ressemblait à une démolition. Une femme presque détruite. Il faut dire qu’elle avait 92 ans et que la vie ne l’avait pas épargnée. Née à Paris d’un père violoniste et d’une trapéziste en 1930, la fillette avait été abandonnée à quatre ans par ses géniteurs. Ils l’avaient envoyée comme un colis encombrant à leurs parents, restés en Roumanie. L’adolescente ne reviendra en France qu’en 1946, poussée par les chars soviétiques. Il ne lui restera plus alors qu’à se recaser comme danseuse aux serpents, avant que cette carrière insolite se termine accidentellement un beau jour (ou plutôt une mauvaise nuit) à Damas… Fin du premier acte.
Mises en scène
D’une aventure avec un Hongrois, une fille était née à Irina. Il s’agit d’Eva. Le père avait disparu dans la nature lorsque sa mère s’est mise à la photographier. Elle pratiquait le 8e art après avoir reçu un appareil de son nouveau compagnon, le peintre néerlandais Corneille. L’un des fondateurs du Groupe Cobra en 1948. Eva s’est ainsi retrouvée à quatre ans devant l’objectif maternel. Irina improvisait des mises en scène. Autant dire qu’elle instrumentalisait une enfant toujours plus ou moins déshabillée. Généralement plus que moins. Eva se voyait montrée dans des flous savants avec des airs de poupée fardée. Sa mère assurait faire de l’art. Elle avait d’ailleurs raison selon l’optique de l’époque. Nous étions au lendemain de Mai 68. L’ensemble des sexualités semblait envisageable, y compris l’inceste chanté par Serge Gainsbourg («Lemon Incest»). Il fallait juste qu’elles se montrent actives. La chasteté semblait alors un lointain résidu du Moyen Age.

Tout le monde approuvait Irina, ou du moins faisait semblant. Ses images se voyaient reproduites jusque dans les magazines les plus respectables. Elles finissaient dans des livres, si possible de luxe. Le Genevois Bernard Letu a publié Irina Ionesco en 1979 sans que nul y trouve à redire. C’étaient les belles années d’un Bernard Faucon, qui multipliait lui avec talent les petits garçons (habillés) mêlés aux mannequins de vitrine. Les gens chics, qui avaient découvert le monde et ses passions interdites avec la «Lolita» de Vladimir Nabokov, lisaient maintenant du Gabriel Matzneff et de l’Alain Robbe-Grillet. Louis Malle réussissait à tourner en 1978 pour la Paramount, «La petite» avec Brooke Shields, qui se passait dans un bordel des années 1910. Brooke avait treize ans. Alan Parker reprenait dans «Bugsy Malone» la toute jeune Jodie Foster, qui venait d’incarner une prostituée à peine pubère dans «Taxi Driver».
Mouvement de balancier
Et puis le balancier est reparti dans l’autre sens! Au début, la tendance est restée presque insensible. C’est le principe de la boule de neige. Tout va ensuite toujours plus vite, et surtout bien plus fort. Dans le monde entier, des associations ont commencé à défendre l’enfance. C’était désormais des marches blanches par-ci et des actions innocence par là. Les mineurs avaient comme changé de siècle. Il fallait désormais les mettre sous cloche et les protéger par tous les moyens. La morale n’est pas une donnée aussi rigide que l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde. Il s’agit d’une variable se modifiant au gré du temps. Le réveil a donc été brutal pour des gens comme Irina Ionesco qui, de grande artiste, est devenue aux yeux du monde une sorte de mère maquerelle.

Devenue adulte, Eva ne l’a pas défendue. Bien au contraire. Elle s’est mise à attaquer sa mère déchue à coups de procès. Elle voulait récupérer son image, avec les droits que cela suppose sur les photos. Le déballage au tribunal, avec recours, devenait total. Il se réglait là des comptes fâcheux. Irina aurait beaucoup utilisé «de manière malsaine» sa fille. C’est en tout cas ce que diront les juges. Ces derniers refuseront cependant que le matériel photographique soit livré à Eva pour se retrouver sans doute détruit. L’ancienne charmeuse de serpents n’avait pas pour rien été contorsionniste. La presse faisait bien entendu ses choux gras de ces séances de pugilat, comme elle se délecte aujourd’hui des affrontements du couple Johnny Depp-Amber Heard. Il faut préciser qu’Eva était alors casée avec le romancier Simon Liberati, qui a un pied dans toutes les rédactions. Simon est un bon copain de Frédéric Beigbeder. Un virtuose médiatique.
Le film, et puis le livre…
Irina et Eva ont à la fois gagné et perdu. Mais la première avait non seulement le désavantage de l’âge. Elle incarnait, comme je l’ai dit, deux décennies de «folie» aujourd’hui mises au pilori. On n’a rarement été aussi peu sexuel que dans les années 2010 et 2020. Trop risqué. C’est à se demander si toute une tranche d’âge ne baise pas en se servant d’une application. Irina serait retombée encore plus vite dans l’oubli s’il n’y avait pas eu en 2011 le film d’Eva sur elle, avec Isabelle Huppert dans son rôle («My Little Princess»). Puis est venu en 2015 le livre de Liberati, «Eva», qui s’attaquait à sa belle-mère comme il avait brossé auparavant le portrait au vitriol de Jayne Mansfield. D’où un nouveau procès, à nouveau perdu par Irina. Le tribunal a estimé que sa vie n’offrait plus rien de privé. Elle pouvait du coup supporter les 69 lignes dont elle exigeait la suppression. Fin de l’avant-dernier acte.
«J’aimerais qu’on se souvienne que ma mère était aussi une grande photographe, qu’elle a travaillé de manière inventive et artisanale, qu’elle a principalement photographié des modèles féminins, des femmes qu’elle croisait dans la rue et qui n’était pas des modèles.»
Le final, c’est en effet la mort presque anonyme dans un hôpital parisien. Un décès annoncé aux journaux par Eva, qui s’offre une ultime volte-face. Elle aimerait maintenant que la postérité se rappelle le talent de sa mère. Un don qu’elle lui a longtemps nié. «J’aimerais qu’on se souvienne que ma mère était aussi une grande photographe, qu’elle a travaillé de manière inventive et artisanale, qu’elle a principalement photographié des modèles féminins, des femmes qu’elle croisait dans la rue et qui n’était pas des modèles. Souvent, ces femmes ne s’aimaient pas et elle étaient heureuses d’être regardées et transfigurées par ma mère.» Avouez que cette déclaration, que j’ai lue dans «Libération» (libération comme Liberati) ne manque pas de souffle! Les photos d’Irina m’ont souvent mis mal à l’aise. Mais j’avoue que je me suis cette fois franchement senti gêné.
Un silence gêné
Il y a finalement quelque chose d’exemplaire dans le silence entourant la disparition d’Irina Ionesco. C’est l’adieu, en forme de reniement, à une époque que beaucoup de nous ont connue. Tout cela sent d’autant plus l’hypocrisie que de l’Irina un peu «hard» se vend aujourd’hui assez cher sous le manteau. Et qu’elle n’est pas la seule! Je me suis amusé à reprendre «Controverses», le gros livre de Christian Pirker et Daniel Girardin publié en 2003 par l’Elysée et Actes Sud. Irina y occupe une petite place, bien sûr. Mais il y a aussi Sally Mann, aujourd’hui reconvertie avec succès dans l’antiracisme. Plus la Suissesse Annelies Štrba. Plus Jock Sturges. Plus Graham Ovenden. Plus Garry Gross. Tous ont montré dévêtus des enfants plus ou moins jeunes. Les polémiques commençaient alors à enfler. Nous sommes vingt ans plus tard dans les anathèmes. Cela paraît finalement assez simple. Ces images sont devenues si tabou que c’est comme si elles n’avaient jamais existé.
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Photographie – Irina Ionesco est morte dans la clandestinité
La femme avait ravi les années 1970 avec les images de sa fille Eva enfant. Cette dernière s’y voyait très sexualisée. D’où l’anathème actuel.