
Cette fois-ci, ça y est! Les anniversaires ressemblent aux mirages. Quand on s’en approche, ils semblent reculer. La date finit cependant toujours par arriver, dans une sorte de précipitation. Et l’on découvre que l’on n’est pas prêt. Indécis. Sur le point de réclamer un impossible délai.
Tout cela pour vous dire qu’il y a, en ce lundi 22 mai, dix ans pile que je suis entré (par la petite porte) à «Bilan» après voir passé presque quatre décennies à la «Tribune de Genève». Cela peut sembler très long, mais c’est comme ça. J’aurai du coup rédigé plus de six mille chroniques quotidiennes en «Opinions», dont j’ai comme vous oublié la plupart des contenus. «Un clou efface l’autre», disait déjà Cicéron. Je sais qu’il y a eu des «papiers» plus réussis que d’autres. Des sujets d’intérêts divers, en tout cas pour moi. Il y a ce qui me passionne, et ce dont je pense la diffusion nécessaire. Les événements genevois font ainsi partie d’une sorte de cahier des charges. Je dirai juste que je n’ai sans doute pas bien choisi ma base. Ce qui s’y passe chez nous reste souvent loin de me faire pisser en l’air, et la ville de Calvin me semble de plus en plus loin des centres névralgiques. Il faut des plombes pour arriver à Zurich, à Bâle ou à Paris.
La critique disparaît
Ce qui a changé en dix ans? Bien des choses. Médiatiquement, les beaux-arts ont quasi disparu de la presse, sauf pour les expositions «blockbusters», les restitutions, une possible affaire de faux ou un nouveau record en vente publique. Un quotidien par ailleurs peu culturel comme «Le Temps» leur laisse ainsi peu de place. Cela se situe dans une mouvance. Il s’agit aujourd’hui davantage d’annoncer que de dénoncer. Surtout rien de critique. Au pire, le journaliste tendra le micro à un commissaire ou à un directeur d’institution (qui est de nos jours souvent une directrice). L’opinion personnelle fait désormais peur. Un mot de trop peut coûter cher. Les journaux sont du coup devenus frileux en dépit du réchauffement climatique. La neutralité (pas forcément helvétique) s’impose. Il n’y a qu’à voir la disparition un peu partout des blogs qu’ils accueillaient encore il y a peu.
«Je ne compte plus les musées vides. Quand une exposition va mal, elle n’attire personne. Les Français ou les Italiens mettent en avant le Louvre ou les Offices. Il s’agit là d’exceptions.»
Nous sommes donc dans le consensuel, alors même que tout fait polémique en 2023. Il n’y a qu’à voir les à-côtés du Festival de Cannes en ce moment, féministes ou non. Il faut ainsi promouvoir dans les beaux-arts les femmes, qui sont toutes «puissantes» (l’adjectif est devenu très à la mode) et «formidables». Favoriser les minorités afin d’«inclure». Avoir un regard ébloui pour l’Afrique, où la création «est en plein boom». Moins parler des œuvres que du «message» qu’elles délivrent. L’esthétique semble devenue frivole. Préciser enfin que l’exposition dont vous parlez est «éco-responsable». Bref, se situer dans la bien-pensance, alors que l’art me semble fait pour déranger. Pensez aux contorsions qu’a suscité à ma grande joie Miriam Cahn au Palais de Tokyo parisien!
Aucune vraie révolution
Une autre chose me frappe. Le public tend à diminuer depuis dix ans. En 2013, on pensait encore que tout le monde (les jeunes surtout) allai(en)t s’intéresser à la création, surtout contemporaine. Eh bien, ce n’est pas le cas! Je ne compte plus les musées vides. Quand une exposition va mal, elle n’attire personne. Les Français ou les Italiens mettent en avant le Louvre ou les Offices. Il s’agit là d’exceptions. Les communautés dépensent énormément pour créer ou agrandir des musées sans qu’il y ait toujours des «retours». L’idée de «la culture pour tous» est restée un pieux souhait. Celle qu’il n’y aurait pas de «haute» et de «basse» culture pour ne vexer personne n’a rien changé. Le fait d’aimer Rihanna ou d’aller voir «Les Tuche» au cinéma n’a pas fait venir une personne de plus dans les galeries. La seule exception reste formée par les biennales et les grandes foires internationales. Il s’agit là d’«événements». Avec le même phénomène que pour le septième art, où les festivals sont pleins à ras bords, alors que les salles demeurent souvent vides.
«La presse se concentre sur l’art d’aujourd’hui. Une sorte de devoir de fonction. Il faut dire que c’est une manière comme une autre de montrer qu’elle reste tournée vers l’avenir…»
Autre constat, un peu déçu. Il ne s’est rien passé de révolutionnaire dans les beaux-arts depuis dix ans. Les NFT, qui ont séduit durant quelques mois, ne forment qu’une technique nouvelle. Nous ne sommes plus au début du XXe siècle, quand les mouvements éclosaient (je sais, l’imparfait n’existe pas pour «éclore») l’un après l’autre. Voire en même temps. Il suffit de se promener dans les allées d’Art/Basel. C’est chaque mois de juin la même chose. D’où une impression de stagnation depuis des décennies. Rien de neuf à dire pour le chroniqueur. Nous sommes entrés dans l’ère de la répétition depuis la fin des avant-gardes historiques. Et pourtant la presse concentre encore ses maigres efforts sur «l’art d’aujourd’hui». Une sorte de devoir. Il faut dire que c’est une manière comme une autre de montrer qu’elle reste tournée vers l’avenir… Seul «le Figaro», en France, garde ainsi une vision historique… et donc de droite.
Battages médiatiques
Personnellement, je préfère parler de tout, la partie patrimoniale faisant partie de mon bagage familial. De mes intérêts aussi, sans parler de la continuité que chaque chose suppose. Tout sort fatalement de quelque part. Il n’y a que les ignorants pour ne pas savoir qu’ils refont de nos jours les choses. Il s’agit aussi de sortir des sentiers battus avec des expositions d’histoire, de société ou tout simplement ludiques. Si je vois qu’un sujet se retrouve partout, je m’abstiens en revanche. Ainsi en va-t-il en ce moment pour la rétrospective Vermeer d’Amsterdam, qui connaît un battage aussi abusif qu’inutile. Je lui ai préféré des expositions plus discrètes en Italie. Il faut aussi promouvoir. Rendre visible. Faire découvrir. Tout ne se résume pas à quelques moments phares n’ayant besoin d’aucune lumière.
«Tout ne se résume pas à quelques moments phares n’ayant besoin d’aucune lumière.»
Des regrets au bout de dix ans? Oui, mais indirects. J’aurais aimé que quelqu’un d’autre se charge de la création émergente. Ce n’est pas mon truc. Il exige de plus une personne jeune, si possible au-dessus de la mêlée. La création contemporaine se révèle clanique. La chose ne s’est hélas pas faite. Comme il n’y a personne en «Opinions» pour vous parler de livres, ce que je déplore. L’édition a aujourd’hui un terrible besoin de soutien autre que celui des subventionneurs. Il y a aussi des articles que je n’ai jamais écrits faute de temps. Bien que peu populaire, la culture «high» se caractérise de nos jours par sa surabondance. Je le dis depuis des décennies. Il y a trop d’offres par rapport à la demande. Celle-ci s’adresse de plus toujours aux mêmes personnes… dont certaines prennent inexorablement de l’âge. Une certaine culture vieillit.
Et pour la suite?
Et l’avenir? Autant parler d’une page blanche! Je constate juste que travailler de loin pour un journal s’alourdit sur le plan technologique. Je préférais les solutions légères des premières années. Le temps où il n’y avait pas encore de codes à entrer et d’ordinateurs configurés. J’ai parfois l’impression de travailler dans un château fort où les assaillants éventuels pénétreraient plus facilement que moi. Pour la suite, que puis-je vous dire? Rien. On verra bien.
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Autosatisfaction – Il y a dix ans aujourd’hui que j’écris dans «Bilan»
Tout a commencé en mai 2013. Plus de 6000 chroniques ont paru. Il y a eu du bon et du moins bon. Mais le grand nombre remet tout à plat…