
La mort serait-elle pour certains (et donc certaines) l’unique important événement important de la vie? On peut se le demander au quotidien. Il semble également permis de se poser la question face à certains personnages historiques. C’est notamment le cas pour la belle Lucrèce, dont le suicide a suscité, après son viol par le fils du roi Tarquin le Superbe, une révolution. Celle-ci aurait transformé Rome en république 509 ans avant Jésus-Christ. #metoo version antique, mais avec davantage de panache. L’affaire nous est contée en détail par l’historien Tite-Live, qui écrivait presque un demi-millénaire plus tard. Autant dire que nous avons avec lui un pied dans légende, Lucrèce ayant, elle, les deux dans la tombe. Elle avait depuis longtemps rejoint les mythes fondateurs de la cité devenue empire.
Pure ou impure?
Bien sûr, on a beaucoup discuté du coup de dague effilée que cette matrone s’était plantée dans le sein en demandant aux hommes de sa famille de la venger. Les féministes de tous les temps verraient là un malheureux destin féminin. Bien qu’innocente, Lucrèce devait disparaître parce que devenue impure. Imaginez en plus qu’elle soit tombée enceinte! «Turbatio sanguinis», comme auraient dit (comme il se doit ici en latin) les juristes. Mais était-elle au juste si innocente? Dans son gros livre intitulé «Le suicide de Lucrèce», Henri de Riedmatten, qui travaille à l’Unité d’histoire de l’art de l’Université de Genève, rappelle certains doutes. Cette punaise de saint Augustin a même pensé que la femme avait éprouvé un coupable plaisir pendant l’assaut de Sextus Tarquin. D’où sa honte et le trépas. Pour nos contemporaines, saint Augustin ne l’emporterait pas en paradis!

Paru chez Actes Sud dans la collection «Les Apparences» (qui comme chacun le sait sont trompeuses…) , l’ouvrage touche cependant pour l’essentiel à la peinture. «Eros et politique à la Renaissance», dit le sous-titre. Lucrèce s’est retrouvée dès cette époque parmi les «femmes fortes», et du coup presque viriles. Elle figurait dans des séries de tableaux aux côtés de Sophonisbe buvant le poison, de Didon s’enfonçant une épée dans le flanc, de Porcia avant des charbons ardents ou de Cléopâtre convoquant l’aspic mortel. Notez que toutes ces dames ne s’envoyaient pas dans un autre monde. Les bibliques Jaël (ou Yaël) et Judith se payaient même la tête de l’ennemi. Mais aucune d’elles n’a été autant représentée au XVIe siècle que Lucrèce. Plus encore d’ailleurs dans le nord de l’Europe souvent luthérien, que dans le Sud. Lucas Cranach, dont l’atelier tenait il est vrai de l’industrie, a bien dû en produire une vingtaine à lui tout seul. Curieusement, il n’existe en revanche aucune Lucrèce représentée de manière certaine dans l’art romain!

Henri de Riedmatten nous décortique tout cela dans un livre sentant le travail universitaire, avec ce qu’il suppose de compilation, de citations et de notes. Il y a cent vingt-trois de ces dernières pour le seul chapitre «Lucrèce érotique». Et je vous passe la bibliographie. Elle compte trente-sept pages imprimées en petits caractères et avec un interligne serré. Je me demande comment un seul homme peut lire tout cela. Il est vrai que la collection dans laquelle paraît son opus se veut savante. Elle est dirigée par Jérémie Koering, dont je vous ai parlé en 2021 à propos de son livre, nettement plus original, sur «Les iconophages». Autant dire qu’il faut avoir l’air sérieux.
Pratique
«Le suicide de Lucrèce», d’Henri de Riedmatten aux Editions Actes Sud, 301 pages.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Livre d’iconologie – Henri de Riedmatten fait un sort à Lucrèce
L’historien de l’art montre combien le XVIe siècle a été frappé par le suicide de cette Romaine. Il l’a représenté dans de multiples tableaux.