
La nature morte, c’est la vie. En très court, c’est ce qui ressort du dernier livre de Gérard Wajcman, paru chez Nous. Ce pavé de 384 pages n’émane pas d’un historien de l’art patenté, mais d’un écrivain et psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne. Je vous rassure tout de suite. A 73 ans, l’homme ne jargonne pas, même si les derniers chapitres m’ont un peu semblé sortir du sujet. L’auteur ne fait pas partie de ce que j’appellerais «l’engeance psy». Nous restons ici au ras des choses, puisque ce sont elles qui servent après tout à composer des natures mortes.
Objets triviaux
La première constatation à faire, hors livre, est le nombre d’exégèses proposées ces dernières années sur un genre longtemps considéré comme mineur. Il n’en existe pas autant sur la «grande peinture». «On regarde parfois les objets des natures mortes en leur insufflant du sens au-delà d’eux, poétique, religieux, métaphysique». Certains se souviendront de la petite phrase assassine de Blaise Pascal: «Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux.» Elle vaut particulièrement ici, vu que les artistes représentent au mieux des artefacts courants. Ceux-ci se révèlent en général triviaux, pour ne pas dire bas, voire répugnants. D’où le besoin d’avocats. Pour Gérard Wajcman, la nature morte défend l’objet contre ses détracteurs. Il nous réjouit. Il nous déprime. «L’objet nous cause et la nature morte est aux avant-postes de sa cause.»

En réponse à Pascal et à sa morale dédaigneuse, les artistes acquièrent ainsi une fonction autre que celle d’attirer le regard. C’est celle de modifier l’échelle des valeurs. «En résumé, la nature morte serait l’art d’élever la merde à la dignité su regard.» La chose a commencé très tôt. Les Anciens faisaient fabriquer pour les salles de banquet des mosaïques représentant avec virtuosité des déchets de banquets (on mangeait alors assez salement). Les restes du repas présent, dégoûtants, les rejoignaient de manière éphémère. On parle alors savamment de «rhodographie» ou de «rhyparographie». Mais il existait d’autres buts, plus nobles, il y a deux mille ans. Les fresques de Pompéi ou d’Herculanum montrant des pains et des fruits faisaient partie de la «xenia». On montrait à l’hôte, personne sacrée, ce qu’on allait lui offrir. «Ces tables étaient des tableaux». On peut penser, dans le sens inverse, aux restes de repas transformés en œuvres d’art par Daniel Spoerri.
«La nature morte raconte le corps, parce qu’elle raconte l’histoire des objets qui font jouir le corps, autant dire qui le font vivre.»
Active, narrative, roborative, la nature morte selon Gérard Wajcman possède donc de multiples fonctions. Elle a du coup ses qualités. C’est le type de peinture qui nous touche au plus près. Elle concerne pour une fois l’ensemble de nos sens, le toucher ou l’odorat demeurant suggestifs. «La nature morte raconte le corps, parce qu’elle raconte l’histoire des objets qui font jouir le corps, autant dire qui le font vivre.» D’où sa permanence, en dépit de tout. Le genre n’a rien de désuet, ni de démodé. Il rend nos sensations permanentes. C’est un contrepoids nécessaire aux accents terriblement cérébraux de certaines créations contemporaines.
Pratique
«Ni nature, ni morte» de Gérard Wajcman aux Editions Nous, 384 pages.
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Livre – Gérard Wajcman parle de la nature morte… vivante
L’écrivain et psychanalyste signe un énorme essai qui fait écho à l’exposition du Louvre. Ses pistes ont quelque chose de plus excitant.