
Ce fut long, mais pas pour autant pénible. Les gens de Genève Enchères, eux au moins, gardaient le sourire. Tout s’est bien passé, très bien passé même, tant pour les ventes en ligne que pour celles à la criée. Mais les choses prennent du temps, surtout quand les enchérisseurs se multiplient et qu’ils hésitent au téléphone ou derrière leur ordinateur comme des enfants devant choisir une pâtisserie. On pense à la vieille chanson fredonnée par Brigitte Bardot, avant qu’elle défende à la fois les animaux et l’extrême droite française: «Tu veux ou tu veux pas?» La séance de mercredi soir a ainsi battu des records de lenteur. Trois heures et demie pour disperser 156 lots!
L’«online» qui prend du temps
Tout a donc commencé par l’«online», qui se généralise et déprime Olivier Fichot comme tous les commissaires-priseurs. On sait que les gens vivent désormais face à leurs écrans, pour autant que l’on puisse appeler cela vivre. Ils avaient trois bonnes semaines pour faire leurs emplettes. Le rythme s’est évidemment précipité dans les dernières heures, pour les pas dire les ultimes minutes. Avec un petit élément agaçant. Les mises du dernier moment rallongent chaque fois le temps imparti de quatre minutes. «J’ai rongé mon frein trois quarts d’heures, alors que d’autres objets défilaient», m’a confié une acheteuse un brin énervée. «Un véritable exercice d’équilibrisme.» A lire les résultats, la jeune maison genevoise a déjà engrangé pas mal d’argent avec cette juteuse mise en bouche. Au marteau, quand les affaires démarrent mollement, Olivier Fichot menaçait du reste de «mettre dorénavant ce genre de lots seulement sur le Net»…

Il n’avait pourtant pas de quoi se plaindre! Mercredi à midi, rue de Monthoux, les douze personnes alignées derrière un comptoir à rallonges ne cessaient de passer des appels téléphoniques, trois d’entre elles surveillant par ailleurs l’ordinateur. Nous en étions alors à l’«Art du XXe siècle et contemporain». Les photos partaient. Les estampes s’envolaient. Un dessin de Fernand Léger, finalement confirmé par l’expert, «faisait» non pas entre 800 et 1200 francs, mais 22 000. A quoi il faut bien sûr encore ajouter un solide 25 pourcent de taxes. Un «Vampire» de Boleslas Biegas montait à 15 000 sur une prisée entre 6000 et 8000. Un paysage noirâtre (il représentait pourtant Marseille!) de Louis-Mathieu Verdhillan, un monsieur que je n’avais pas l’heur de connaître, s’est hissé sans peine à 29 000. Genève Enchères est d’ailleurs parvenu à refiler à des clients d’un autre âge un nombre incroyable de vues de ports ou d’églises de village, de préférence sous la neige. Le record est allé à «La rue de l’épicerie à Rouen» de Gustave Loiseau. Quarante-cinq mille. Plus les frais. Allez! Environ 60 000.
Les oubliés de la scène locale
Le contemporain a comme de juste cartonné, même si le pauvre Gérald Minkoff, qui fut une vedette de la scène genevoise dans les années 1970-1980, a dû se contenter de 400 pauvres petits francs pour un polyptyque. Il n’était heureusement plus parmi nous pour voir ça. Autrement, dans le genre ultra-figuratif, deux toiles avec jolies dames d’Istvan Sandorfi partaient respectivement à 20 000 et 26 000, au lieu de 2000 ou 3000. Le beau Jacques Monory, tout bleu comme il se doit, a culminé à 30 000 alors qu’on en attendait prudemment le cinquième. Et ce que je n’oserai pas appeler une surprise, tant le «street artist» est à la mode, est venu d’Invader. Ses 225 «rubikcubes» montés sur plexiglas, qui ressemblaient du coup au carrelage de mes WC, ont explosé à 105 000 francs (environ 130 000 avec les frais) sur une estimation de 4000 à 6000. Comme quoi on peut se tromper.

Après la vente quasi sans invendus de midi est venue celle du soir. «Classique du XVIIe au XIXe et art asiatique». Il s’agit normalement là de la session de tous les dangers. Le traditionnel passe pour à la peine. Et bien, c’est pourtant là que tout a dépassé les espérances, à commencer par une grande série de gravures signées Albert Dürer ne comportant pourtant pas de tirages sublimes. Tout s’en est allé très au-dessus des prévisions. Toujours dans l’estampe, «Le Bon Samaritain» de Rodolphe Bresdin, une pièce mythique, s’est arrêtée à 18 000 au lieu de 4000 ou 6000. Un hors-d’œuvre pour la suite. Deux toiles vénitiennes religieuses assez sales du XVIIIe siècle ont quadruplé l’estimation à 48 000 plus les frais. Une madone d’un certain Luigi Bardi d’après Raphaël s’est envolée à 10 000 au lieu de 800 à 1200. L’atmosphère se révélait donc parfaite pour proposer le portrait de Jean-Antoine Lullin par Hyacinthe Rigaud et son atelier, dont je vous ai récemment parlé. Genève Enchères envisageait pour lui entre 20 000 et 30 000. Après une interminable bataille entre deux acheteurs au téléphone, cette toile ovale est partie à 470 000 francs. Un chiffre auquel il convient d’ajouter les échutes. Environ 580 000 francs à l’arrivée. Notons que l’acquéreur a ensuite eu le tact de s’offrir Madame Lullin, une sombre croûte, pour 3000 francs. Les époux ne seront donc pas séparés après plus de trois cents ans de vie commune.
La Chine redescend
Il a ensuite fallu redescendre sur terre, même si le «Campement de Bédouins» orientaliste d’Eugène Girardet, daté 1880, décuplait sa prisée à 120 000 (plus les frais). Une vingtaine de cartels Louis XV, confiés par un amateur, ont trouvé leur acheteur. Au singulier. C’est le monsieur avec le panel 137 dans la salle qui a emporté l’ensemble, sauf une spectaculaire pendule aux trois magots des années 1750. Cent vingt mille francs (plus les taxes) pour celle-ci au lieu de 30 000 à 50 000. Les meubles anciens sont partis dans la foulée, même les modestes copies anglaises d’après un modèle Sheraton (aucun rapport avec les hôtels du même nom) provenant du château de Russin. Restaient en lice les objets chinois, que je n’oserais plus qualifier de chinoiseries. Là, il y a eu quelques petites déceptions. Mais il faut dire que les acheteurs venus de l’ex-Céleste Empire se sont faits discrets depuis deux ans. Ils ont d’autres soucis. Je me demande bien lesquels.

A l’heure où je poste ce texte jeudi, Genève Enchères disperse les montres, les bijoux, les pierres brutes et les «arts de la table». Des choses que je répugne un peu à glisser dans une chronique supposée artistique. Prochaine session cet automne. Avec les arrières de la maison assurés. D’ici là, Piguet aura proposé ses ventes sur l’autre rive, rue Prévost-Martin, du 13 au 16 juin.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la "Tribune de Genève", en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.
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Marché de l’art – Genève Enchères est parti pour la gloire!
Les ventes en ligne et en salle de mai ont connu de gros succès. Le portrait de Jean-Antoine Lullin par Rigaud s’est vendu près de 600 000 francs.