
En 1782, un artiste encore méconnu fait sensation au Salon londonien, qui se déroule à l’époque dans une immense salle située sous les toits de Somerset House (1). Là même où se trouve aujourd’hui la Courtauld Gallery. Les spectateurs n’ont jamais rien vu d’aussi choquant. La tête renversée sur sa couche, une femme vêtue d’un blanc virginal reste en état de choc. Sur son corps repose un incube. Un cheval aux yeux presque électriques écarte d’une tête blême ses rideaux de lit. La toile ne bénéficie d’aucune référence littéraire. Elle s’intitule simplement «The Nightmare». Pour certains de nos contemporains, elle ouvre avec un siècle d’avance une voie royale à la psychanalyse. L’œuvre de Johann Heinrich Füssli, qui signe depuis son installation définitive en Angleterre «Fuseli», va lancer son auteur. Il occupera désormais le devant de la scène britannique.
Vrais débuts à 41 ans
Quand il expose ce «Cauchemar», dont le Musée Jacquemart-André propose aujourd’hui deux versions tardives. Füssli est un homme pressé. A 41 ans, il reste un éternel débutant. Cette position précaire convient mal à son ego, du genre surdimensionné. L’homme est revenu d’Italie à Londres trois ans plus tôt. Jusque-là, il a vagabondé. Né en 1741 à Zurich, ce fils d’artiste était destiné au pastorat. La branche zwinglienne, et non calviniste. Il a ainsi fait de la théologie, ce qui lui a donné une parfaite connaissance du grec et du latin. La légende veut du reste qu’à son agonie, en 1825, Füssli se soit exprimé dans cette dernière langue. L’individu reste autrement un littéraire, avec une pratique courante des auteurs de son temps comme de mythes germaniques et nordiques, alors peu étudiés. A Paris, dans les années 1760, il a ainsi rencontré Jean-Jacques Rousseau.

Füssli a effectivement pratiqué le pastorat. Mais un scandale (la dénonciation des prévarications d’un notable zurichois de bonne famille) l’a contraint à l’exil. L’Allemagne. Puis une première fois la Grande-Bretagne. Là, cet homme qui vit alors mal de ses écrits, a rencontré Joshua Reynolds, le plus célèbre portraitiste de son temps. Ce dernier lui a conseillé la peinture, avec un long séjour d’études à Rome. Un banquier a financé le voyage, et Füssli s’est retrouvé au milieu d’un cercle d’artistes anti-classiques venus pour la plupart du Nord. Michel-Ange l’a fasciné, avec ses musculatures de culturistes. Le voyageur a surtout dessiné. Et il a fini par regagner Londres, avec un détour par Zurich, où les choses se sont calmées. Le débutant a même reçu commande d’un immense «Serment des Trois Suisses» aujourd’hui exposé au Kunsthaus de Zurich.

La carrière de Füssli après «Le cauchemar», dont il donnera jusque tard de nombreuses répliques et variations, apparaît brillante et officielle. Cet autodidacte méprisant l’anatomie et la perspective avec des figures soit démesurément allongées soit ramenées à la taille de gnomes deviendra académicien. Enseignera. Croisera tout ce qui compte dans la société. Cet étranger se fera surtout un nom en transposant sur toile l’univers de William Shakespeare, qui connaît alors sur scène une renaissance, ou de John Milton. Il en montre surtout l’aspect fantastique. L’actuelle rétrospective du Musée Jacquemart-André, fatalement réduite (les salles d’expositions tiennent du nid à rats), en fait un isolé. Ce n’est en fait pas le cas. Le Siècle des Lumières a connu ses ombres, surtout outre Manche. Elles vont du roman gothique à l’architecture médiévale revisitée en passant par la pseudo-découverte du barde celte Ossian. Une supercherie littéraire. A côté de la Londres riche, commerçante et moderne existait un monde de fantômes. Füssli est du reste l’ami (avec des brouilles) de William Blake. Et celui de Sir Thomas Lawrence, le portraitiste en vogue qui rêvait de peindre l’horreur. La Royal Academy a du reste ressorti de lui il y a peu «Les légions de Satan» (2).

Le terrain semble donc mûr dans ce pays qui s’industrialise parallèlement, et ce avant les autres. Füssli va multiplier les visions shakespeariennes les plus noires, avec une prédilection pour «Macbeth». Il y a là des sorcières, la folie et le crime. L’unique tableau du peintre que possède le Louvre, prêté au Jacquemart-André, montre «Lady Macbeth» tenant une torche. L’artiste désormais britannique demeure en effet mal représenté sur le Continent, à part la Suisse. Il y a quelque chose d’irrationnel chez lui qui effraie, ou du moins qui gêne. D’une manière générale, la Grande-Bretagne reste par ailleurs une île pour les Italiens, les Espagnols ou les Français. Il aura fallu les succès commerciaux d’un Bacon, d’un Freud ou d’un Hockney pour que les Continentaux réalisent que Londres pouvait aussi produire de la peinture. Une peinture répondant à d’autres règles permettant davantage d’excès en tous genres.

Füssli n’avait jamais bénéficié d’une exposition personnelle en France. Son nom restait marginal. Il fallait tout faire venir de l’étranger. Le Musée Jacquemart-André, que dirige Pierre Curie, s’est lancé, alors même qu’il s’agit d’un lieu fréquenté par des dames regardant quelques tableaux avant de passer une heure au salon de thé. L’homme signe le commissariat en «pool» avec un spécialiste helvétique, Andreas Beyer, et d’un expert anglo-saxon, Christopher Baker (3). Leur parcours se révèle intelligent, mais il se voit limité par la médiocrité des espaces. Les cimaises restent petites et le public manque de recul. Voilà qui éliminait les vastes créations de Füssli, avec leur cortège de lutins, de trolls, de géants nordiques et de femmes terrifiantes aux étranges coiffures élaborées. D’où une impression de réduction. Füssli chez les Jivaros. Il a aussi fallu renoncer au contexte et à la postérité. Ils se voient limités au petit film introductif. C’est dommage. Cette Angleterre hallucinée, qui deviendra plus tard celle des «Hauts du Hurlevent» et de «Jane Eyre», mériterait de se voir une fois présentée à Paris. Et il serait bon de montrer les liens de Füssli avec le surréalisme et, davantage encore, l’«heroic fantasy» actuelle, dont il constitue un des pères ou grands-pères.

Telle quelle, cette rétrospective de poche ne paraît pas destinée à un grand succès public. Pour une fois, les files d’attente ne sont pas au rendez-vous au boulevard Haussmann. Il y a même des tables libres au restaurant, où le public rêve d’ordinaire de déjeuner sous un vrai plafond de Tiepolo. Paris risque bien de manquer son rendez-vous avec un excentrique (et un excentré) de la peinture (4). Au printemps prochain, le musée privé devrait se rattraper avec un nom moins risqué. Ce sera, dès le 3 mars, celui de Giovanni Bellini.
(1) Le «Summer Show», qui existe depuis 1768, se déroule de nos jours à la Royal Academy de Piccadilly.
(2) Le portraitiste mondain George Romney avait eu la même tentation du sinistre et du macabre. Ses scènes situées dans des prisons ou des asiles restèrent toujours sous forme de dessins.
(3) Beaucoup de toiles viennent curieusement à grands frais des Etats-Unis.
(4) Si le Suisse Füssli ne semble pas prêt à séduire, je dois noter que Paris a régulièrement raté ses rendez-vous avec Ferdinand Hodler et Arnold Böcklin.
Pratique
«Füssli, Entre rêve et fantastique», Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, Paris, jusqu’au 23 janvier. Tel. 00331 45 62 11 59, site www.musee-jacquemart-andre.com Ouvert tous les jours de 10h à 18h, le lundi jusqu’à 20h30.

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Exposition à Paris – Füssli se retrouve au musée Jacquemart-André
Le Zurichois, qui a fait carrière à Londres entre 1779 et 1825, n’avait jamais eu de rétrospective en France. Son art fantastique y déroute.