Où sont les travailleurs-euses dans les métiers à forte pénibilité? Jamais la question ne fut autant débattue que ces derniers mois, face à des secteurs entiers enregistrant une pénurie de forces vives.
Le mien, celui de la santé, ne fait malheureusement pas exception à la règle. Si la situation n’est pas nouvelle, elle n’a eu de cesse de s’aggraver, atteignant aujourd’hui un niveau qui doit, nous professionnels, mais aussi l’ensemble de la société, nous alarmer.
Il y a urgence à trouver des pistes pour endiguer la pénurie de professionnels de la santé et tenter de redonner le goût des métiers de la relation et de l’humain. Solutionner, c’est d’abord comprendre.
Comprendre comment nous en sommes arrivés là. Comprendre ainsi quels ont été les incitatifs négatifs qui impactent et péjorent à maints égards encore davantage la situation dans ce secteur particulier.
Dégager ensuite des pistes de réflexion sur comment enrayer cette pénurie et comment attirer celles et ceux qui nous soigneront demain. Pour, espérer, enfin, sortir de la spirale infernale et rentrer dans un cercle vertueux.
Dans ce premier volet, je vous propose d’identifier les impacts d’un système de financement qui porte en lui les germes de son inadéquation.
Une réalité démographique têtue
De quelle réalité parle-t-on? Plutôt que des mots: des chiffres. En Suisse, la croissance de la population âgée va s’accélérer entre 2020 et 2040 en Suisse de + 42% selon les dernières études. À cela viennent s’ajouter le virage ambulatoire ET l’explosion des maladies chroniques, non transmissibles.
Nul besoin d’avoir une boule de cristal pour anticiper l’impact du cumul de ces facteurs: l’effet produit par le vieillissement démographique sur notre système de santé sera massif. Massif, mais à quel point?
«La logique serait de changer le paradigme, en faisant des soins et du maintien à domicile la norme, et l’hôpital, en charge des soins aigus, l’exception.»
Pour la première fois, l’impact de cette augmentation exponentielle du vieillissement a été mesuré sur les services de maintien à domicile. Selon cette étude, les demandes de soins et 2 d’aide à la vie quotidienne augmenteront respectivement de 52% et 54% à l’horizon 2040. Une récente étude de PWC estime quant à elle qu’il manquera 40 000 infirmiers et infirmières et 5500 médecins en Suisse dans la même temporalité.
Face au pouvoir des chiffres, comment (ré)agir? La logique serait de changer le paradigme, en faisant des soins et du maintien à domicile la norme, et l’hôpital, en charge des soins aigus, l’exception.
Les échanges issus du congrès mondial 2021 des directeurs d’hôpitaux la suivait, à un détail près (et non des moindres) : oui, l’avenir est au «home care» … mais à condition que les hôpitaux s’en occupent. Et la tentation est grande de glisser d’un besoin de réseau coordonné répondant aux enjeux des maladies chroniques à une intégration verticale des prestations médicales et soignantes en amont et en aval de l’hôpital, au travers d’une organisation de soins intégrés comme en témoigne la récente annonce de l’Hôpital du Jura bernois.
L’avenir nous dira si l’OFSP valide ce modèle et à quelles conditions.
Un système de soins sous pression financière
La création de l’assurance maladie obligatoire (LAMal) a été une avancée sociétale majeure. Malheureusement, l’inquiétude de faire exploser l’équilibre financier précaire de cette assurance et sa «supportabilité» sociale, a non seulement empêché d’accompagner les transitions sanitaires et sociétales, mais elle a aussi creusé des silos entre régimes de financement (hospitalier, ambulatoire, à domicile et en EMS) ainsi que la difficulté de dépasser les intérêts sectoriels des acteurs de la santé. Ce que Monsieur le Conseiller fédéral Alain Berset appelle le cartel du silence, soit la difficulté jusqu’à présent du Parlement à oser modifier les fondements même des modes de financement LAMal.
La première des illusions a été de considérer que la concurrence allait améliorer la qualité et faire baisser les coûts. Dans un système où le décideur n’est pas le payeur, dans lequel les structures tarifaires sont bloquées et les prix régulés garantissent à certain-e-s des revenus, il est forcément difficile de clarifier les rôles et responsabilités de chacun-e.
La deuxième illusion a été de croire que les cantons pourraient compenser sans problème ce que la LAMal avait prévu de payer à sa création et dont elle s’est retirée progressivement, notamment dans le cadre du maintien à domicile.
Or, non seulement ce glissement s’est fait sans donner aux cantons les leviers de pilotage d’une politique de soins et de santé dont ils portent pourtant la responsabilité constitutionnelle. Mais force est de constater que les finances publiques cantonales sont elles aussi confrontées à des arbitrages financiers permanents en lien avec leurs priorisations de politiques publiques, sans oublier le rôle joué par les majorités parlementaires au sein de chaque canton.
Résultat: une pression constante sur les acteurs, les structures privées se concentrant logiquement sur les segments les plus rentables.
Dans le secteur du maintien à domicile, la troisième illusion fut de considérer que l’efficience supposément recherchée – somme toute au bénéfice de l’entier du réseau de soins - passe par la standardisation des temps de prestations, figés depuis 2006, alors que les situations prises en charge à domicile sont de plus en plus complexes. C’est aussi penser que la bureaucratie croissante exigée par les assureurs puisse ne pas démotiver les soignant-e-s…
«Soyons clairs: la diminution des coûts totaux de la santé est une hérésie mathématique au regard de l’évolution démographique.»
Et ce sont d’autres facteurs qui entrent dans la balance: des tarifs bloqués depuis 10 ans et diminués depuis 2020, l’absence de financement de prestations de coordination pourtant essentielles comme évoqué plus haut, l’absence de prise en compte des temps de déplacement alors que les soignant-e-s se rendent… à domicile, etc., etc. Un inventaire à la Prévert qui ne cesse de s’enrichir d’année en année, de réforme en réforme, péjorant toujours plus le secteur des soins et du maintien à domicile. Jusqu’à quand?
Le temps, c’est de l’argent, dit-on. Soutenir des personnes vulnérables à domicile, c’est du temps nécessaire et qui bénéficie à l’ensemble du réseau. Coordonner, c’est du temps pour écouter, accompagner les malades chroniques et leurs proches dans un parcours de vie, et pas seulement un épisode de soins.
Dans les métiers des soins, le sens et la relation à l’autre sont au cœur des choix professionnels, et non pas d’une vocation genrée sur laquelle le système a longtemps misé. L’oublier, c’est générer les conditions qui détourneront la relève dans les métiers des soins.
Soyons clairs: la diminution des coûts totaux de la santé est une hérésie mathématique au regard de l’évolution démographique. L’enjeu, c’est la maîtrise de l’augmentation des coûts dans une logique d’efficience bien pensée, sans sélection des bons risques. Refuser d’admettre cette réalité, c’est non seulement remettre en question la qualité des soins mais également leur sécurité.
Faire autrement pour sauver l’humain
Qu’adviendra-t-il quand les besoins en soignant-e-s qualifié-e-s pour accompagner à leur domicile les patient-e-s augmenteront de plus 50% ? Comment attirer les soignant-e-s dans le secteur des soins et de l’aide à domicile? Comment soutenir leur motivation dans un système qui peine à valoriser leur rôle, leur expertise, leurs compétences aussi bien sur le plan du savoir-être que du savoir-faire?
À la réalité du "faire toujours plus avec toujours moins - ou les mêmes moyens", il s’agit, me semble-t-il, de faire différemment: trouver des nouveaux modes de fonctionnement en laissant la place à l’innovation humaine et technologique, ainsi qu’à l’autonomie et la responsabilisation des soignant-e-s.
Il y a dès lors une nécessité absolue: celle de clarifier les rôles et les responsabilités de chacun-e, entre pouvoirs publics, assureurs, et prestataires, sans oublier les citoyen-ne-s.
Le 4 novembre dernier, la commission de la sécurité sociale et de la santé du Conseil des États a approuvé la réforme profonde des flux financiers entre assureurs et cantons: celle-ci prévoit une répartition uniforme des coûts dans le secteur hospitalier, le secteur ambulatoire mais également dans les soins à domicile et en EMS.
Elle esquisse la possibilité de doter les cantons d’outils de pilotage, et notamment l’accès à des données exclusivement détenues par les assureurs jusqu’à ce jour. Les assureurs ont d’ailleurs immédiatement prétendu qu’il s’agissait d’une complication administrative.
Même si les obstacles seront encore nombreux avant que cette réforme se concrétise, c’est un signal important dans une vision de réseau coordonné avec un pilotage efficient. Au même titre que l’est l’initiative populaire «pour des soins infirmiers forts» acceptée par le peuple et les cantons à 61%, dont la mise en œuvre devrait permettre de valoriser l’expertise des soignant-e-s et leur contribution à l’efficience du système de santé.
Cette valorisation est essentielle pour passer à une meilleure prise en compte des temps à disposition des soignant-e-s au service non seulement du cure, mais aussi du care, dans ce qui est finalement un choix de société, celle dans laquelle nous voulons vivre et vieillir.

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Politique de santé – Faire autrement pour sauver l’humain dans les soins et la santé
Supprimer les obstacles qui se dressent sur le chemin, adopter - enfin - un nouveau paradigme en lien avec la réalité, et comprendre avant de résoudre. Rendre ainsi le secteur des soins "viable", et sauver ce qui en constitue le poumon: l’humain, hommes et femmes engagé-e-s au service d’autrui. Car il y a urgence.