
On entend souvent de la part de startupeurs qu’être employé n’est pas optimal, et que les seuls vrais gagnants dans la vie sont les entrepreneurs. Qu’une fois la pilule rouge consommée, on sort de la matrice pour vivre notre meilleure vie. Un pont à sens unique que seuls les plus téméraires traverseront.
Mais l’entreprenariat n’est pas, et ne devrait pas être une finalité ou un but en soi.
En 2016 déjà, BILAN se plongeait dans cet univers pour décrypter le «Culte de l’entrepreneur». Pourquoi ce statut contraignant, stressant et qui réserve de difficiles traversées du désert fait-il autant rêver? Le piédestal sur lequel la société met ces fonceurs qui prônent l’autodétermination est-il justifié?
Pourquoi devenir entrepreneur?
Importée des États-Unis, cette culture qui serait le moteur d’innovation et de dynamisme économique est devenue largement convoitée par des jeunes qui ne rêvent que de s’extirper des contraintes «métro-boulot-dodo». Se pourrait-il qu’une part de l’attrait pour ce style de vie soit en fait la fuite de quelque chose d’autre?
En effet, le rapport à l’autorité a changé cette dernière décennie et il devient de plus en plus difficile d’imposer des horaires, des visions stratégiques, une culture d’entreprise ou même un lieu de travail. Mais cette tendance devrait être un appel au changement pour les employeurs, pas le déclencheur d’un exode professionnel aux conséquences potentiellement dévastatrices pour toute une génération.
«C’est surtout que, depuis une quinzaine d’années, le culte de l’entrepreneur a remplacé celui du trader, à cause des fortunes colossales amassées par quelques nerds californiens ayant commencé par rêver dans leur garage, comme le veut le mythe»
L’entrepreneuriat moderne est devenu un fantasme et la vision romantique que l’on s’en fait nous empêche d’avoir une vision «macro» pragmatique. Myret Zaki, qui était Rédactrice en Chef de Bilan lorsque le dossier sur l’entreprenariat est sorti en 2016 l’explique bien: «Non, être entrepreneur n’est pas un but en soi. Il n’est pas démontré que multiplier les entrepreneurs.euses profite particulièrement à la société, ni que l’innovation est le seul chemin vers des sociétés prospères, heureuses, équilibrées, égalitaires, écologiques, éthiques ou pacifiques. C’est surtout que, depuis une quinzaine d’années, le culte de l’entrepreneur a remplacé celui du trader, à cause des fortunes colossales amassées par quelques nerds californiens ayant commencé par rêver dans leur garage, comme le veut le mythe. Par ailleurs, il faut savoir que c’est un culte très occidental, culturellement déterminé, et ethnocentré. »
Rien ne démontre donc que l’augmentation de l’entreprenariat profite à la société. Mais alors, profite-t-elle à l’individu? Pas forcément non plus…
Liberté? Quelle liberté?
Ce n’est pas très excitant de s’imaginer travailler dur pendant dix, quinze ou vingt ans pour apprendre un métier, le maîtriser, subir des injustices, essuyer des échecs, obéir aux ordres d’un boss incompétent pour, au final, «juste toucher un salaire».
«L’entrepreunariat touche une corde sensible de la nouvelle génération: celle de la gratification instantanée. À mon sens, c’est sur ce point que réside le plus grand danger.»
«Je veux être mon propre boss». «J’en ai marre de la politique interne». «Je veux créer mon truc et être enfin libre». Ces aspirations souvent nées de la frustration du quotidien, sont d’autant plus nourries par des illusions d’autres entrepreneurs au titre clinquant qui dévouent plus d’énergie à perpétuer le mythe du succès sur les réseaux sociaux qu’à créer de la valeur, produire et générer des revenus.
Est-ce que ce phénomène représente un danger réel qui offre une vision biaisée aux jeunes qui cherchent à se définir et à trouver leur voie? La réponse est vite trouvée.
En finir avec le mythe du leader visionnaire
C’est un archétype que nous connaissons tous. Branson, Musk, Bezos, Jobs… Étaient-ils visionnaires? Certainement. Sont-ils richissimes? Bien sûr. Heureux, équilibrés et libres? Pas certain.
Beaucoup d’entre eux vivent une vie totalement déconnectée de la réalité, font souffrir leurs proches ou souffrent eux-mêmes d’une santé mentale fragile. Surtout, ils sont prisonniers de leur cage dorée, incapables de se définir autrement que par leur succès professionnel ou leur immense richesse.
N’est-il pas plus libre celui qui a le choix de quitter son travail à une heure décente pour voir ses amis, faire les devoirs avec les enfants ou simplement s’adonner à un hobby?
De surcroît, une différence trop souvent ignorée est celle qui sépare un bon spécialiste d’un bon dirigeant. La clé du succès n’est pas dans le contrôle absolu, mais dans l’identification de nos propres faiblesses, et la compréhension de là où nous pouvons avoir la plus grande valeur ajoutée.
«Être doué dans son métier ne veut pas forcément dire qu’on le sera dans un rôle de dirigeant.»
Yannis Eggert, fondateur de la fintech spécialisée dans le financement hypothécaire Resolve, a fait le choix de mettre son ego de côté en renonçant à diriger sa propre entreprise. «Lorsque nous avons créé notre entreprise, mon cofondateur qui est l’ingénieur architecte de notre matrice technologique m’a dit de rapidement engager quelqu’un de meilleur que moi en gestion d’entreprise. C’était quelque peu un choc et j’ai mis un certain temps à passer outre la dissonance cognitive qu’il avait provoquée» explique-t-il.
Quelque temps plus tard, cette jeune entreprise passait la barre des dix employés et la charge de travail de Yannis Eggert relative aux opérations, aux ressources humaines, à la gouvernance, ou encore à la finance, avait pris trop d’importance. Il ne pouvait donc plus se consacrer à son métier de conseil en financement, domaine dans lequel il excelle depuis plus de 20 ans. «J’ai exposé la situation à mon conseil d’administration qui a été de très bon conseil, car il est en partie constitué d’entrepreneurs qui ont eu à faire face à cette même problématique. Ils m’ont demandé d’identifier quel serait le rôle dans lequel j’allais apporter le plus de valeur ajoutée à l’entreprise et d’identifier le profil de la personne idéale pour remplir le cahier des charges que j’allais céder», se rappelle Yannis Eggert. Après avoir analysé la situation, il s’est avéré que l’entreprise n’avait pas besoin d’une seule personne mais d’un CEO, d’un CFO et d’un RH. Trois personnes, avec trois compétences très différentes, donc.
Aujourd’hui, Yannis Eggert gère les comptes premium de sa société, désormais pilotée au quotidien par le CEO Romain Dequesne. Le succès fulgurant que connaît aujourd’hui l’entreprise est en partie dû à la clairvoyance de son fondateur qui n’est pas tombé dans l’égocentrisme. Être doué dans son métier ne veut pas forcément dire qu’on le sera dans un rôle de dirigeant.
Job fluid
Une façon différente de voir les choses, probablement moins identificatrice et certainement moins binaire, serait de considérer son statut professionnel comme le résultat, la conséquence de ses choix, et ne pas lui donner trop d’importance, tant que l’on se sent à sa place, à ce moment précis de notre parcours de vie.
Un statut d’indépendant peut être une passerelle vers quelque chose. Un passage, une expérience qui nourrit l’esprit et enrichit le CV. Ou il peut simplement ne pas être un statut souhaitable pour certains.
«On n’a pas tous besoin d’être le prochain Steve Jobs pour se sentir accompli, ni même besoin d’avoir un statut d’indépendant pour se sentir libre. La vie est bien trop complexe et subtile pour s’arrêter à des clichés.»
Tout ceci ne veut évidemment pas dire que l’entrepreneuriat est à bannir. Surtout pas. Des éclairs de génie ont permis à certains de combler un vide et de répondre à une demande qui ne trouvait pas son offre comme, effectivement, le PC ou le smartphone.
Cela est aussi valable à plus petite échelle, et avec le souhait d’améliorer un service existant, ou de bousculer une industrie comme l’a fait Eric Syz en proposant une offre de gestion de fortune fraîche et audacieuse, basée sur la performance.
Certains métiers se prêtent également plus volontiers à l’indépendance ou à des structures de microentreprise, comme l’artisanat ou les métiers du bâtiment, qui demandent moins de planification stratégique. Il faut, à mon avis, simplement s’assurer de bien comprendre la réalité de ce que se lancer à son compte implique (stress, précarité, incertitude).
En résumé, et pour citer un illustre scribe, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise situation. Il y a surtout ce qu’on en fait, et les raisons qui nous y ont menées.

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Carrière – Entrepreneuriat: le piège de la vision binaire
Le piédestal sur lequel la société semble avoir placé le statut d’entrepreneur 2.0 se révèle être trompeur à plus d’un titre. Loins des stéréotypes de succès pécuniaire, de liberté ou d’indépendance, d’autres facteurs sont à prendre en compte au moment de juger le parcours professionnel et existentiel d’un individu.