
A Neuchâtel, c’est un nom de quai. A La Chaux-de-Fonds, sa ville natale, il s’agit de celui d’une avenue. Il fallait créer un carrefour pour l’exposition Léopold Robert (1798-1835), ouverte il y a quelques jours. Les deux cités neuchâteloises, celle du haut et celle du bas, se sont donc associées pour un programme de six mois. La double exposition peut se visiter indifféremment en commençant par l’une ou par l’autre sous le signe d’«Ô saisons…». Il faut dire qu’elles se ressemblent un peu, sauf pour ce qui est de la réussite. Le Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds a nettement mieux réussi son coup. La chose n’a rien à voir avec le talent du peintre, qui a connu une gloire sans pareille de son vivant à travers l’Europe.
Une vogue européenne
Mais qui est Léopold Robert? La question peut à nouveau se poser. L’artiste connaît une éclipse. Un creux. Une traversée du désert. Le goût des débuts du XXIe siècle ne fait plus trembler d’admiration devant ses compositions, à la fois mélodramatiques et sucrées, où semblaient se fondre le romantisme nouveau et le classicisme ancien. Nous n’admirons guère aujourd’hui ces visions idylliques d’une Italie demeurée intacte. Celle d’avant l’unité de 1860, où il n’existait ni trains, ni routes vraiment carrossables. Il n’en allait pas de même dans les années 1820, quand ces paysannes en robes du dimanche et ces pêcheurs aux corps de jeunes dieux dansaient la tarentelle au son des tambourins. Même le labour ne semblait pas un labeur. Il suffit de voir, dans ses multiples versions, «L’arrivée des moissonneurs dans les Marais Pontins» qui entouraient encore Rome. Cette fête de la jeunesse sous le soleil devait faire rêver les clients russes se gelant les fesses dans leurs palais moscovites ou les lords écossais se mouchant l’hiver au milieu des brumes.

Léopold Robert est donc né dans la principauté de Neuchâtel, loin de tous les centres artistiques connus. Enfant de famille nombreuse, il a commencé par devenir à douze ans commis chez un épicier d’Yverdon. Il rejoindra vite Paris, où ses ambitions artistiques demeureront au départ modestes. L’adolescent veut devenir graveur. La reproduction demande des mains habiles. Il n’obtiendra pourtant pas le prestigieux Prix de Rome, qui ouvrait gratuitement pour cinq ans les portes de la Ville éternelle. En 1816, il est devenu à la fois Suisse et Prussien, ce qui l’écarte des compétitions françaises. Mais son maître Jacques-Louis David l’a pris sous sa protection, lui conseillant de se risquer à la peinture. Laquelle? De retour au pays, le débutant exécutera des portraits «à la David» avant d’enfin pouvoir atteindre Rome.

Là-bas, afin de gagner sa vie, Robert va inventer un genre qui fera sa fortune. Dès 1822, il pourra faire appel à un petit frère. Aurèle devait graver pour diffuser. Exécuter des copies. Gérer un atelier. Tout le monde a vite voulu avoir un exemplaire de ses scènes à deux ou trois personnages donnant l’idée d’un pays fossilisé dans ses traditions. Le Neuchâtelois a eu à Naples ou à Ischia la même révélation qu’Eugène Delacroix débarquant au Maroc en 1832. Ces gens simples sont les descendants des Anciens, avec dans la Péninsule un solide vernis catholique par-dessus. Robert va donc faire poser ses modèles avec des vêtements de fête, en principe typiques d’un lieu précis. Il y aura aussi les brigands, qui feront frissonner leurs riches acquéreurs. La papauté a décidé de se débarrasser une fois pour toutes de ces hommes qui rançonnent (et parfois tuent) les voyageurs. La population d’un village comme Sonnino s’est ainsi vue internée en 1819. Tout le monde en prison, avec ses airs terribles et ses costumes bigarrés.

Ce n’était pas assez, en dépit de revenus coquets. Assisté d’Aurèle, qui exécutait ses propres tableaux (en général des intérieurs d’églises) entre deux travaux de diffusion, Léopold aspirait aux grandes machines. Celles qui vous font remarquer dans des Salons parisiens. Il va ainsi imaginer un cycle de quatre toiles sur le thème des saisons. Le printemps près de Naples. L’été du côté de Rome. L’automne en Toscane. L’hiver à Venise. Une entreprise gigantesque pour un homme doutant de lui-même et manifestant une peine énorme à composer. Les deux premières pièces, achetées l’une par la France l’autre par le roi Louis-Philippe, seront cependant des triomphes. Tout va se gâter avec les vendanges autour de San Giminiano, jamais réalisées. Et l’hiver se concevra dans la douleur à Venise. Une réalisation sans cesse reprise, d’où une surcharge de matière sur la toile. Il faut dire qu’après deux déceptions sentimentales avec des femmes de la haute société, Robert est entré en dépression. Il se donnera la mort en mars 1835, le jour du 10e anniversaire du suicide de l’un de ses frères. Une fin jugée à l’époque romantique. Aurèle rentrera en Suisse avec ses biens, dupliquant son aîné jusqu’à sa mort en 1871.

Cette histoire dramatique sert de canevas à la double exposition, montée par huit commissaires. Il s’agissait de retravailler l’œuvre, sur laquelle aucun texte fondamental n’a paru depuis le livre de Pierre Gassier chez Ides & Calendes en 1983. Il fallait aussi réunir un «corpus» fiable en distinguant les mains de Léopold de celles de Robert. Pas toujours facile, quand le premier se répète non sans fatigue, en dépit de différences de détail. Il existe ainsi quinze versions au moins, avec de légères différences, du «Brigand dormant veillé pas sa femme». Un sujet inversant pour une fois les stéréotypes de genre. Robert a de plus créé un univers à même de tenter d’autres artistes. Plus les falsificateurs. Une cimaise chaux-de-fonnière montre des peintures plutôt bonnes avec des points d’interrogation ou d’autres noms d’artistes. Il y a Victor Schnetz ou Guillaume Bodinier. D’autres, absents des murs, seraient à citer comme le Belge François-Joseph Navez. Les idylles à Sorrente ou à Procida ont longtemps fait florès.

Le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel reste un lieu difficile. Pas étonnant si la rétrospective Robert possède ici un aspect sinistre en dépit de sections intéressantes, comme les copies dessinées d’Aurèle d’après Léopold. Il y a aussi ici une belle intervention contemporaine de Sandrine Pelletier. La femme fait tanguer et se recourber les parquets dans une salle. Mais c’est à La Chaux-de-Fonds, au premier étage, que Robert acquiert véritablement sa dimension. L’accrochage m’a semblé plus judicieux. Les rapports entre les œuvres plus évidents. Tout baigne ici dans une jolie lumière. Le visiteur découvrira des deux côtés des œuvres provenant pour l’essentiel de leurs fonds propres. Il y a cependant des emprunts à Genève (qui possède un important fonds Robert depuis une donation Eugène Rutty de 1930) et à plusieurs cités alémaniques, dont Bâle et Zurich. Le Louvre s’est montré généreux en envoyant notamment les vastes «Le pèlerinage à la Madone de l’Arc» et «L’arrivée des moissonneurs dans les Marais Pontins». L’exposition apparaît du coup majeure. Le peintre n’a par ailleurs rien de mineur. C’est de la belle ouvrage dans un style porcelainé qui a juste le malheur de ne plus répondre à l’esthétique de notre temps.
Pratique
«Léopold & Aurèle Robert, Ô saisons…» Musée des beaux-arts, 33, rue des Musées, La Chaux-de-Fonds, jusqu’au 12 novembre. Tél. 032 967 60 77, site www.mbac.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h. Musée d’art et d’histoire, esplanade Léopold-Robert, Neuchâtel, jusqu’au 12 novembre. Tél. 032 717 79 20, site www.mahn.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à18h.

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Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds – Deux musées rendent justice à Léopold Robert
Il aura fallu deux sièges pour présenter quelque 200 œuvres. Le peintre y est à son avantage, mais il ne correspond guère au goût contemporain.