
En novembre 2012, alors que la tempête Sandy sévit aux Etats-Unis, Carole Allamand reçoit un appel de Genève. Sa mère vient de mourir. «On n’a rien pu faire», lui dit un médecin au bout de ce qui n’est plus le fil. Il va donc falloir que cette expatriée de 45 ans, enseignante dans le New Jersey, rentre quelques jours en Suisse. Le temps de débarrasser un appartement où elle n’est plus entrée depuis dix ans. Les rapports entre les deux femmes se sont peu à peu distendus. Sans brouille réelle. Il lui faut surtout s’occuper de trouver un nouveau destin au chat. Une amie de longue date se voit donc dépêchée sur place. D’où un nouvel appel téléphonique, affolé cette fois: «Tu ne peux pas aller seule là-bas.»
A la recherche du chat
Le livre que publie dix ans après Carole raconte sa plongée à la fois dans les souvenirs familiaux et la masse d’objets accumulés par Nelly, 81 ans. Il était en effet devenu presque impossible d’entrer dans les lieux d’où l’octogénaire s’extirpait chaque jour sous une forme plutôt pimpante. Rue Devin-du-Village, dans une «tour» construite en 1954, il y avait un logis où ne subsistait plus un centimètre carré de libre. Aucun ordre personnel dans le désordre apparent. Tout s’était vu jeté n’importe comment, ce qui avait amené toutes sortes de décompositions. La plus tragique sera la découverte du chat, ou du moins ce qui en reste. Quelques débris félins momifiés pris sous la masse d’ordures et de papier. D’où une question, qui devient vite lancinante. «Comment peut-on en arriver là?» se dit Carole, même si un voyage en commun aux USA aurait dû lui ouvrir les yeux. Sa mère remplissait la voiture de tout ce qu’elle pouvait prendre sur place.

La partie sur ce que l’on nomme improprement «les diogènes» (le philosophe antique Diogène ne gardait en fait rien!) se révèle excellente. Nous sommes nombreux à avoir, dans notre entourage plus ou moins immédiat, une personne voulant, comme le dit le titre de l’ouvrage, «Tout garder». Genève fourmille d’histoires en ce genre, à la différence près que les femmes voulant parallèlement faire du commerce d’art à la manière de Nelly demeurent rares. La médecine veut voir là une pathologie. Carole Allemand imagine plutôt la conséquence d’un échec. La descente aux enfers a provoqué en elle une remontée des souvenirs. Un père alcoolique et chômeur, potentiellement violent. Une mère dépressive. Presque pas d’entourage. Une adolescence ratée, qui l’avait fait fuir le plus vite possible d’un appartement si peu familial. Plus le reste…
Famille dysfonctionnelle
Cette partie psychologique, qui prend de plus en plus de place (et donc de temps au lecteur) à mesure que le récit avance, m’a je dois dire moins séduit. Pourquoi faut-il que tant de gens ayant grandi dans un milieu dysfonctionnel écrivent des livres qui en plus se ressemblent? Tout finit par tourner autour de papa et de maman, promus monstre et victime. J’aurais préféré en apprendre davantage sur l’appartement et les tentatives de commerce de tableaux. Ce sont eux qui font l’originalité d’un récit autobiographique sombrant autrement dans le convenu. Je signale cependant que l’ouvrage se termine avec une grosse surprise. Tout se voit d’un coup remis à plat dans la vie de Nelly. Afin de ne pas déflorer cette conclusion, je n’en dirai pas davantage!
Pratique
«Tout garder», de Carole Allamand, aux Editions Anne Carrière, 183 pages.

J’ai enfin les clefs de l’appartement. Je peux à peine y entrer. Pour avoir une place vide où trier, je commence par faire deux cent cinquante poubelles. Mais il y a aussi eu de bonnes surprises… Je vous raconte.
Quand mon père est mort à l’hôpital le 17 février 1996, je n’avais plus remis les pieds dans son appartement du boulevard de la Tour depuis bien quinze ans. Nous n’étions pas fâchés, bien au contraire. Mais quand nous devions manger ou faire un petit voyage ensemble, il avait (sans que je le réalise) inventé toutes sortes de stratégies dissuasives. «Rendez-vous à la gare». «On se retrouve au restaurant». «Je passe chez toi.» «Ne m’accompagne pas, je vais prendre un taxi.» Aussi n’est-ce qu’après son décès que je me suis retrouvé avec son trousseau de clefs en mains. De vraies clefs à l’ancienne. J’ai ouvert la porte, et j’ai tout de suite compris. Le logement entier était encombré non pas de détritus, mais de livres et d’objets. Aucune odeur désagréable. Un certain ordre régnait au milieu de ce désordre. Dans la cuisine, par exemple, vingt sacs Migros en papier étaient rituellement roulés dans le vingt et unième. Le tout posé au sol. Avec une maîtrise parfaite. On aurait cru une installation d’art contemporain au Mamco, qui venait alors d’ouvrir ses portes aux Bains.
Cinq minutes pour charger
Tandis que je travaillais à plein temps comme journaliste à la «Tribune de Genève», il me fallait trouver une solution pour vider toutes les pièces. J’aurais besoin de temps. Heureusement que le propriétaire, un monsieur moustachu très bien élevé que mon père appelait «le phoque», habitait le même pallier. Ce Genevois de bonne famille s’est révélé arrangeant. Ce fut de plus mon premier client quand il s’est agi de tout vendre. Il a notamment pris une jolie pendule. Mais je n’en étais pas encore là. L’essentiel était de créer une place nette afin de pouvoir trier sur un bout de parquet. J’ai donc fait des poubelles. Beaucoup de poubelles. Il y en avait plus de deux cent cinquante petites dans l’escalier quand j’ai appelé la voirie pour leur demander un camion complet. Il y avait juste un problème. L’autobus No1 s’arrêtait juste devant la maison. Les éboueurs n’auraient que cinq minutes environ pour charger. Ce qui fut fait. Des gens charmants.
«Dans une caisse figuraient des faire-part de mariage remontant jusqu’à 1840. Ils ont fini aux Archive d’Etat. Dans une autre boîte se trouvait une liasse de documents originaux provenant des archives de Gex. Regrettable oubli de restitution.»
J’ai alors entrepris le gros œuvre en sachant que partout des surprises m’attendraient. Plutôt bonnes, du reste. Il y avait beaucoup de jolies choses, mais en quantités redoutables. Papa ne jetait presque jamais rien, d’où des rangées de numéros poussiéreux du «Journal de Genève» et trois générations au moins d’échanges de cartes postales, rangées dans des cartons à chaussures. J’avais du coup mis un pied dans la fin du XIXe siècle. Parfois même davantage. Je me suis rendu compte que mon père, historien, avait pris chez lui les archives d’amis décédés. Dans une caisse figuraient des faire-part de mariage remontant jusqu’à 1840. Ils ont fini aux Archives d’Etat. Dans une autre boîte se trouvait une liasse de documents originaux provenant des archives de Gex. Regrettable oubli de restitution. Un téléphone, et tout s’est arrangé. Après tout, les vrais coupables c’étaient eux par négligence. Il y avait aussi, dans une mallette dénichée en haut d’une armoire, des correspondances remontant à la guerre de 1914, que je lisais à la veillée. A un moment, lors des mutineries de 1917, un militaire français annonçait qu’il allait passer en Cour martiale et qu’il risquait la peine de mort. Le suspense devenait d’autant plus intolérable que je n’ai jamais retrouvé la suite. Enfin si, d’une certaine manière. Il y avait ailleurs un pli commercial signé par ce monsieur datant des années 20. Il l’avait donc échappé belle!
Cadeaux jamais déballés
Mais il restait des rayons entiers à étudier et à vider. Certains m’ont étonné. Ce sont ceux qui abritaient, non déballés, les cadeaux reçus par mon père à son anniversaire ou à Noël. Il s’en tirait, ai-je appris plus tard, par un mot remerciant pour «la charmante attention». Il a donc acheté des cravates alors qu’on venait de lui en offrir. Payé en librairie des ouvrages livrés auparavant par la poste avec une dédicace de leurs auteurs. J’ai même retrouvé une écharpe rouge, dont je venais de lui faire cadeau. Confisquée! Je l’ai aussitôt reprise. N’empêche que petit à petit les choses se décantaient. Je m’étais résigné à jeter les feuilles volantes non numérotées où mon père racontait sa journée et résumait en quelques mots les téléphones reçus (1). Leurs piles poussiéreuses s’étaient écroulées. Je commençais à voir les meubles, que Sotheby’s a réussi à extirper de l’appartement comme on arrache une molaire. Je connaissais dans l’entreprise, alors très familiale, une dame charmante qui y travaillait en compagnie de son lapin (vivant). Il m’est évidemment resté sur les bras les plus hautes armoires ou les commodes les plus invendables. «Dommage», m’avait dit une grande antiquaire lausannoise. «Ce sont de beaux meubles, mais plus personne n’en veut.»
«Monsieur Dumont, je crois que c’est en fait une chambre.»
Ouf! Il y avait enfin de l’air. J’ai du coup pu libérer les placards de la cuisine, dont j’emportais de nuit la vaisselle que j’allais poser discrètement en bas du squat, alors légendaire, de la Tour. J’avais failli avoir auparavant un malaise quand j’ai fait le tour de l’ex-propriétaire avec le jeune notaire, plutôt amusant, qui réglait la succession (2). Quand j’ai dit à ce gaillard de deux mètres qu’il me restait une grosse armoire à dégager dans un corridor, il m’a répondu: «Monsieur Dumont, je crois que c’est en fait une chambre.» C’en était bien une, pleine de meubles de rangement très laids pesant des tonnes. Des dossiers partout. Des piles de bouquins. Des enveloppes bourrées de photos. Là aussi, les Archives d’État sont (inter)venues. Chaque chose sortant du 4, boulevard de la Tour était une chose en moins. C’était comme perdre du poids.
Puces en chambre
Si le chantier avançait (et encore n’avais-je exploré ni les caves, ni les deux greniers), il me restait le mobilier secondaire à disperser. Plus des objets. Plus des dessins. Plus l’argenterie. Plus une série de costumes du XIXe siècle. Plus… En volant quelques heures à mon employeur, j’ai donc tenu, alors que l’été approchait, une sorte de marché aux Puces en chambre l’après-midi. J’ai fait venir les amis et relations. Eux-mêmes avaient refilé l’adresse à leurs connaissances. Des brocanteurs (il y en avait encore à l’époque) opéraient des incursions. Je suis même parvenu à faire venir le Musée d’ethnographie pour quelques débarras, ce qui me vaut aujourd’hui d’avoir mon nom inscrit sur le mur des donateurs. Les gens choisissaient. Marchandaient bien sûr. Mais ils payaient. Cash. Petites sommes, mais gros profit moral. J’ai du coup osé mettre mon nez dans les caves. L’horreur! Et dans les galetas, où m’attendaient de nombreux matelas et une pyramide de TV remontant loin dans le temps. Mon père en recevait parfois une, qu’il faisait monter tout de suite. «Un truc de vieux!» A jeter, comme la cuisinière et le frigo! Oui, mais où et grâce à qui? Pas en faisant des cadeaux, en tout cas. La seule fois où mon père avait transmis plus loin une très vieille télévision, elle avait implosé chez son utilisateur.
«L’acquéreur m’a honteusement proposé une somme ridicule.»
Est enfin arrivé le jour où il n’est plus resté qu’un énorme buste de marbre que je voulais conserver (trois déménageurs pour le ramener chez moi) et une gigantesque garde-robe ancienne, estimée assez haut par la fameuse marchande lausannoise. Je devais rendre l’appartement (qui avait l’air aussi fatigué que ma personne) dans la semaine. L’acquéreur m’a honteusement proposé une somme ridicule. La honte. J’étais furieux, mais il me fallait céder. J’ai juste dit: «Au comptant et en l’état». Le margoulin a démonté le monstre de bois… qui s’est alors écroulé. Le fond était vermoulu. J’ai juste répété «Au comptant et en l’état». L’homme est reparti avec les débris. Mais au moins je ne l’ai pas davantage revu que la garde-robe. C’était fini. Place aux nettoyeurs!
Rebelote six ans plus tard
Je ne pouvais pas imaginer que six ans plus tard, j’allais rebeloter avec ma mère à Neuchâtel. Trois cent trente mètres carrés de chambres sur deux étages, plus deux greniers et quatre caves. Archi-plein. Ce fut pire encore, mais je disposais au moins d’un bon carnet d’adresses. Le plus dur a été de trouver un collectionneur de coffres-forts, qui est venu le chercher le mien avec un camion-grue. Et de jeter dans une benne compatissante des tapis d’Orient (de belle qualité au départ) littéralement minéralisés par les pipis de plusieurs générations de pékinois. Il a fallu les casser en petits morceaux. Je vous raconterai peut-être cela une autre fois.
(1) Il y avait aussi les centaines d’enveloppes avec les comptes de la semaine, au centime près, et l’argent disponible qui restait parfois. Le solde n’était pas réutilisé. D’où des rouleaux de pièces, qu’il m’a fallu porter à la banque. Et quelques billets de dix francs.
(2) Le notaire s’est apparemment bien amusé lui aussi, Quand j’ai reçu la facture finale, il m’avait fait une réduction spéciale pour le «fun».
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Livre et vécu – Comment vider un appartement de «diogène»?
Carole Allemand relate son expérience genevoise dans «Tout garder». Je vous raconte à la suite comment j’ai fait moi-même avec mon père.