
C’était l’Evénement. Avec une majuscule sacralisante, bien sûr! Christie’s proposait le 18 mai à Paris, et non à Londres ou à New York, «le» dessin de Michel-Ange (1475-1564) récemment découvert. Une étude de jeunesse inspirée par les fresques de Masaccio au Carmine de Florence. La France avait retenu un temps cette grande feuille comme «trésor national». Mais elle a dû renoncer à cet achat au bout de trente mois, faute de fonds disponibles. Il faut dire que le Louvre possède dans le genre ce qu’il faut, et en mieux. Bref, l’œuvre retrouvée chez une famille française allait passer sous le marteau. Furio Rinaldi est venu assister à la vente du dessin, qu’il a eu le premier l’intuition d’attribuer à Michel-Ange. J’espère que la multinationale lui aura payé son billet transatlantique, et si possible en première classe. L’homme a en effet quitté Christie’s New York depuis, afin de travailler dans un musée de San Francisco.
Un tour du monde
Soigneusement gardée par des malabars, l’œuvre se voyait présentée les jours précédents avenue Matignon dans le somptueux immeuble occupé par la multinationale. Après un tour du monde, naturellement! Il s’agissait autant de la montrer au bon peuple que de racoler d’éventuels clients. Elle occupait une sorte d’alcôve, car l’esquisse à la plume précédait une vente tout ce qu’il y a de plus normale (je dirais même banale) de dessins et de peintures anciens. Pour accéder à celle-ci, du moins en tant qu’acheteur potentiel, il fallait montrer patte blanche (1). Inscription vingt-quatre heures avant au moins. Après présentation d’une carte d’habitué venait la photocopie du passeport. J’ai testé. Où je me suis vu recalé, c’est quand on m’a demandé une preuve de domicile. Qu’est-ce qui prouve sa présence à Genève? N’auriez-vous donc pas au moins une facture, serait-elle d’électricité? Eh bien non, je ne me déplace pas en permanence avec ma note de gaz (qui va augmenter), ni celle d’une pizza amenée chez moi la semaine précédente par un livreur…

Le jour venu, il y avait foule dans la salle en sous-sol, où Christie’s procède à ses vacations. Les amateurs assis. Dont moi, qui avais fini par obtenir un panel après avoir dû promettre de ne pas agir pour un tiers en cas d’achat (2). Les curieux demeuraient debout. Ils étaient venus assister à une sorte de numéro de cirque. Sur les côtés se tenait une bonne vingtaine d’employés aux téléphones. Tout derrière se trouvait le désormais obligatoire internet, qui retarde tant les ventes. Dans ma jeunesse, Maître Tajan «faisait» quatre-vingts lots à l’heure. Nous en sommes aujourd’hui à trente-cinq chez les multinationales. A alors pu débarquer, vêtue d’une robe vieux rose, la commissaire-priseure (ou «priseuse», je ne sais pas ce qu’il faut dire) Victoire Gineste. Une dame dont je n’avais jamais entendu parler. Elle devait arborer durant toute la session un sourire aussi crispé que bilingue, chacun de ses mots étant immédiatement repris en anglais. Un exercice aussi professionnel que glacial. Mais Christie’s n’a après tout jamais marqué le monde de sa chaleur humaine.
Gestuelle ridicule
Avant de passer immédiatement au Michel-Ange (MA), montré «en présentiel» sur une sellette, un petit film se voyait projeté, histoire de créer l’ambiance. J’ai été surpris de voir la date de 1596 pour le dessin (MA était alors mort) et d’entendre situer à Florence une fresque de Giotto se trouvant en fait à Padoue. Mais peu importe. On allait enfin pouvoir passer au concret. Victoire Gineste a commencé son exercice de séduction, en accompagnant chacune de ses paroles de gestes des bras et des mains inspirés par les danseuses balinaises. Elle en faisait trop. Bien trop, même si cette chorégraphie me semblait destinée aux internautes. La commissaire-priseure ne ressemblait de plus guère à Dorothy Lamour chantant en sarong dans les comédies musicales exotiques de la Paramount. Un fâcheux éclairage, venu par en dessous d’un pupitre lumineux, la faisait davantage ressembler à la sorcière du «Magicien d’Oz» fascinant les enfants afin de mieux les dévorer.

Il faut dire que Victoire Gineste passait un mauvais moment. Elle a fait débuter les enchères à 18 millions d’euros, Christie’s ayant déclaré urbi et orbi que le dessin «en ferait 30 et sans doute davantage». Réactions plus que molles. Un téléphone à 19. Une autre offre à 20. Et c’était fini. Plus rien. Tonnerre d’applaudissements dans la salle. Mais pour qui? Mais pour quoi? C’était officiellement vendu, mais raté en dépit des 23 millions avec les échutes. Pour certains observateurs que j’ai interrogés le lendemain, Christie’s s’est fait une sorte de hara-kiri. Pour ne pas perdre la face, la maison aurait renoncé à sa part, qu’elle devra verser au vendeur anonyme (3). Une affaire blanche, en quelque sorte. Il semblait peu probable à ces experts que le prix de réserve fixé avec l’ancien propriétaire se soit situé aussi bas. Je vous dis les choses comme je les ai entendues. Il est clair que nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire.
Suite à moindres prix
La vente a pu recommencer, après une courte interruption. Celle-ci a permis au plus clair de l’assistance de s’éclipser. Le spectacle était pour elle terminé. Suite tout à fait normale, avec un ou deux gros prix dont celui pour un spectaculaire dessin au lavis de Greuze. On restait autrement dans les cinq chiffres, les quatre et même une fois, honte suprême, les trois. Cela fait un drôle d’effet que de voir des œuvres se vendre mille ou dix mille fois moins. Mais Victoire se devait de justifier son prénom. Elle s’est livrée héroïquement au même numéro bilingue jusqu’au bout. Nous sommes dans une maison haut de gamme après tout!
(1) Pour enchérir le Michel-Ange, il fallait aussi prouver de très solides garanties bancaires.
(2) C’est interdit dans le monde anglo-saxon. Un marchand m’a avoué s’y être fait prendre. Il lui a fallu treize jours de palabres pour se tirer d’affaire avec le service juridique anglais, le for se situant curieusement à Londres.
(3) Ancien directeur du Louvre, Pierre Rosenberg a dévoilé que le dessin de Michel-Ange a appartenu Alfred Cortot, né à Nyon en 1877 et mort à Lausanne en 1962. La feuille a ensuite passé à ses descendants français. Né de mère suisse, mais de père français, le grand pianiste n’a en effet jamais demandé sa naturalisation.

Le lendemain, Millon proposait une vente à la française, voire à la gauloise à Drouot. Le moins qu’on puisse dire est que le public changeait d’ambiance!
Le 19 mai, vingt-quatre heures après la vente du Michel-Ange chez Christie’s, c’était le tour de Millon à Drouot. Ici, pas d’inscription. Pas de passeport, ni de notes d’électricité justificative d’un domicile. Pas de réservation de chaises non plus. La vente de dessins anciens se révélait certes très honorable, mais ce n’est pas le genre de la maison. Les gens attendaient donc derrière la porte. Ils se sont rués sur les sièges répartis dans une salle demeurant en attente de rénovation. Les cimaises donnent ici d’évidents signes de fatigue après de longues années de bons et loyaux services.
Appelez-moi maître
Maître Millon est arrivé à 14 heures, après apparemment un bon dîner. Le public s’attendait à ses habituelles saillies, qui ne tiennent pas toutes de la fine plaisanterie. Pas un mot d’anglais, même baragouiné. Après le monde international de Christie’s, nous étions rue Drouot en terres gauloises. Je m’attendais à voir griller quelque part des andouillettes odorantes sur un réchaud, comme dans les «San Antonio». Il n’y a que cinq téléphones derrière une table un peu bancale. Plus un internet qui «pétouillait», comme on dirait en Suisse romande (1). Il subsiste en prime à Drouot le crieur, donnant à son employeur du «maître» gros comme le bras. Les œuvres défilaient, portées par des employés gouailleurs en tabliers, alors que seul le Michel-Ange était visible pour de bon chez Christie’s, le reste se voyant dématérialisé sur un écran. Nous avions encore un pied dans le XIXe siècle. Voilà qui fait du bien, face aux petits péteux du tout virtuel.

Eh bien, tout ne se passait pas si mal! Il y avait quelquefois une protestation dans la salle. Ici, on garde le verbe haut. Mais les choses se vendaient plutôt bien, avec moins de prétentions. Il y a même eu des coups de folie. Quinze mille euros pour une académie assez banale d’un Noir reflétaient ainsi l’air du temps. Le Boilly à problème (un monsieur assez grivois met la main sur le ventre d’une femme enceinte) est parti à 45 000 euros, auxquels il faudra ajouter les frais. Un petit Louis XIII à cheval, non identifié au moment de la parution du catalogue, grimpait allègrement vers les cinq chiffres sur une prisée à trois. Les acheteurs passaient pendant la vente à la caisse afin de repartir avec les œuvres, un peu comme une ménagère rentrerait à la maison avec ses poireaux dépassant de son sac. Beaucoup de ces gens se connaissaient. Il y avait parmi eux peu d’étrangers. Certains amateurs «chics» ne se commettraient d’ailleurs pas chez Millon. Les musées en revanche oui. Il y a du reste eu plusieurs préemptions par l’Etat.
Des taxes à 33 pour-cent!
Cela dit, le bouillant Alexandre Millon a su se mettre à jour pour ce qui est des rentrées. Les lots de moins de mille euros paient chez lui trente-trois pourcents de taxes. Un chiffre que même Christie’s n’a pas encore osé à Paris. Il fallait que l’initiative parte d’un village d’irréductibles, comme on dit dans «Astérix». Mazette! Quand je pense que les échutes restaient de cinq pourcents dans les années 1960…

Peut-on vendre des dessins sans avoir de lieu fixe? Oui. L’expérience de Georges Franck avec «Drawings on Line»
Je l’ai connu galeriste. C’était il y a un certain temps. Georges Franck se trouvait alors rue de Verneuil à Paris, non loin de la maison de feu Serge Gainsbourg. Son enseigne se nommait Artesepia. L’homme a tenu là un certain temps. «Mais je n’ai pas pu résister à la hausse des loyers.» Je l’ai donc retrouvé, dans la même artère de la rive gauche parisienne, associé à un confrère. Et puis, pffffffffft! Plus de Georges Franck. Plus de confrère non plus, d’ailleurs. Le marché de l’art, même celui du dessin ancien, n’a aujourd’hui plus rien du long fleuve tranquille.
Non au second choix
Il y a quelques mois, réapparition. Mais notre marchand se cachait désormais sous un nom anglophone, histoire d’acquérir une dimension internationale. «Drawings on Line» était né. Georges Franck, qui a débuté comme bien d’autres aux Puces de Saint-Ouen, s’était reconverti. «Ma chance a été de travailler avec un site depuis 2005, ce qui restait alors pionnier. Je savais comment m’y prendre.» Restait à trouver un concept. «J’ai voulu proposer des œuvres qui seraient nouvelles sur le marché. Il ne fallait surtout pas donner l’impression d’offrir en soldes la marchandise d’autres galeristes ou de ne proposer aux amateurs qu’un second choix.» D’où le pari de mettre en ligne des feuilles d’un certain prix. «Dépasser les 10 000 euros, ce qui arrive de temps en temps avec Drawings on Line, était une aventure.»
«Sur les 400 feuilles proposées, 150 environ ont déjà trouvé preneurs. Parmi les acheteurs figurent des musées.»
La chose a bien pris. Une fois par mois environ, un public d’environ 3000 personnes reçoit un courriel. Il arrive chez moi dans les spams, mais je sais faire le ménage. Les collectionneurs ont tout de suite l’œuvre photographiée recto verso, plus son prix en euros. Les détails supplémentaires s’obtiennent en cliquant. Ils vont de la fiche technique minimale à la notice vraiment détaillée. «Il est aussi possible de nous contacter.» Tout se passe normalement bien, dans cette galerie qui a supprimé le loyer et le personnel. «Les gens ont pris l’habitude pendant les confinements d’effectuer leurs achats sans avoir vu l’œuvre pour de bon.» Les enchères en ligne se sont par ailleurs multipliées depuis mars 2020. Il suffit que les acquéreurs se montrent attentifs, notamment aux dimensions. Il reste aussi possible de rencontrer entre quatre yeux Georges Franck. La preuve, c’est qu’il est assis en face de moi.
Réponses du monde entier
«Sur les quelque 400 pièces inscrites depuis le lancement de «Drawings on Line», il s’en est vendu environ 150.» Les musées ont acheté, alors qu’il s’agit d’institutions souvent frileuses. «Les réponses sont venues du monde entier, puisque les distances n’existent plus, et que je me charge des expéditions.» Il s’est ainsi créé avec le temps des clients, autrement dit des gens faisant confiance à un savoir-faire. «Il ne faut pas tromper les gens. Il me semble ainsi inadmissible de mettre en ligne des photos retouchées, et par conséquent flatteuses.» Georges Franck n’a plus beaucoup de stock. «J’ai donc sollicité des confrères et des amis se montrant vendeurs. Mais c’est moi qui choisis ce qui passera ou non dans «Drawings on Line». Parmi ces confrères, j’ai noté Emmanuel Marty de Cambiaire, qui a en ce moment un stand tout ce qu’il y a de plus classique au Salon du Dessin. «C’est lui qui m’a remis le pied à l’étrier.»
Pratique
Site www.drawings-online.com Le «Carton à dessins No 12» est tombé sur mon mail le 20 mai.
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Marché de l’art – Comment vendre un Michel-Ange au rabais à Paris
Christie’s a parlé de triomphe avec l’adjudication d’un dessin du maître 23 millions d’euros, Il s’agit en fait là d’un demi-échec. Je vous raconte.