
La couverture du livre est verte. Rien de plus normal, vu son sujet: «Faire paysan». La nuance choisie possède cependant un côté acide. Rien d’étonnant là non plus. L’ouvrage de Blaise Hofmann n’a rien d’une idylle campagnarde. En quelque 200 pages, l’auteur va illustrer la difficulté d’être et surtout de rester agriculteur en Suisse, où quatre fermes disparaissent chaque jour dimanche compris. La terre romande n’est aujourd’hui plus parsemée de fermes proprettes, avec des tas de fumiers bien hauts lissés «à la bernoise» comme s’il s’agissait de temples de marbre. Tout a disparu en trois générations face à la bureaucratie, l’extension des villes et la mondialisation. Une civilisation agraire a disparu. «Dans les campagnes, la dot était jadis estimée à l’importance du tas de fumier devant la ferme des parents.»

Que s’est-il donc passé? Petit-fils et fils de paysan, lui-même récemment revenu à la terre pour y faire pousser la vigne, Blaise Hofmann l’explique dans un petit bouquin tenant du récit, de l’enquête auprès de ses proches et de la leçon d’histoire. Il y a selon lui eu un lent désamour. A la sortie de la guerre, en 1945, le paysan tenait du héros national. Mettant en application le «plan Wahlen», il avait permis l’autosuffisance alimentaire du pays. Du moins en partie. J’ai récemment entendu un historien fribourgeois dire qu’elle était demeurée loin du compte, vu les faibles rendements agricoles en ce temps-là. Ce solide coup de main n’en avait pas moins parachevé l’image d’une Suisse aux bras noueux, dont les paysans demeuraient la figure centrale. Un peu comme dans les tableaux peints à l’huile au XIXe siècle. Les plus méritants étaient ceux qui trimaient sur la montagne, plantant et fauchant sur des terrains pentus. Ils avaient du reste leurs représentants à Berne. Un véritable lobby. En Suisse, les partis agrariens ont longtemps conservé un rôle politique moteur.

Et puis il y a eu le saccage territorial des années 1960 et 1970, avec une population qui se mettait à exploser. Retour de manivelle, a ensuite déboulé l’écologie militante. Il fallait à la fois préserver le paysage, par endroits dramatiquement mité, interdire l’usage des pesticides comme des engrais dévastateurs et surtout mettre fin au règne de la vache. Le symbole helvétique par excellence, comme aimait à le rappeler l’ethnologue valaisan Bernard Crettaz, récemment disparu. «Je l’ai vu à la télévision: 40% des émanations de méthane, ce puissant gaz à effet de serre, proviennent de l’élevage», nous dit Blaise Hofmann. «Je l’ai entendu à la radio: certains paysans, sanctionnés pour maltraitance envers leur bétail, continuent de recevoir des subventions fédérales.» Ce sont des millénaires de traditions qui devraient partir d’un coup à la poubelle, alors que nous sommes simplement trop nombreux sur Terre. D’où d’ailleurs le fait qu’en Suisse chaque mètre carré libre, ou presque, vaut aujourd’hui une petite fortune…

Mais il n’y a pas que cela. Lentement, insensiblement presque, l’individu urbain s’est détourné de la campagne qu’il ne perçoit plus que comme un grand jardin. Depuis 1950, les relations des citadins avec leurs origines rustiques se sont distendues. En 1969 déjà, le cinéaste Kurt Gloor, mort aujourd’hui depuis vingt-six ans, suivait une famille à l’ancienne face aux temps nouveaux dans «Die Landschafstgärtner». Autrement dit «les jardiniers du paysage». Ce n’était pourtant que le début du déclin, poursuivi depuis au rythme d’une avalanche. En 1969, on ne mangeait pas encore à prix cassés des fraises du Cap et des papayes du Yucatán. Pour Blaise Hofmann, qui a un pied dans le monde agricole et un pied en dehors (une bonne position d’observateur!), il y a ainsi eu des paliers, avec une intrusion toujours plus grande de l’administration, forcément compliquée et tatillonne. Celle-ci apparaît en effet moins pesante quand je regarde à nouveau «Femmes de la terre», le beau livre d’images commentées de la photographe Monique Jacot (1984-1989).

Pour Blaise, cette transition s’est vue brutalement accélérée en 1996. Une année noire. C’est à la fois celle de «la vache folle» qui annonçait, par son mélange de fantasme et de réalité, la Covid de 2020 et de «l’apparition des paiements directs». L’État, qui n’intervenait pas la politique agricole que depuis 1951, est alors devenu tout-puissant. Il rémunère depuis les agriculteurs comme s’il s’agissait de citoyens de seconde classe. Une chose facilitée par la disparition de ces derniers parmi les représentants politiques fédéraux. Il y aura le 23 octobre 1996 à Berne une manifestation mémorable, même si le monde officiel feint aujourd’hui de l’oublier. La police va alors charger les manifestants. Du jamais vu. Mais que pouvaient faire ces derniers, broyés sur le plan économique, toujours moins nombreux et désorganisés sur le plan politique? Pour le gouvernement, la seule chose importante restait le fait les supermarchés soient bien remplis. Sans clients mécontents, surtout! Et tant pis si les marges des grandes chaînes demeurent scandaleuses, «jusqu’à 92% sur un yogourt de chez Coop».

Quasi désespérée, la situation actuelle, où l’Etat demande aux paysans de produire moins de lait (vendu de moins en mois cher) et d’abattre les vaches n’apparaît pourtant pas insoluble aux militants interrogés par Blaise Hofmann. Il faudrait un rééquilibrage financier, avec des produits décemment payés, des distributeurs moins avides et des consommateurs acceptant l’idée que l’alimentation ne doit pas toujours rester bon marché. Seulement voilà! Le monde paysan, jadis si nombreux, ne représente plus guère que quelques pour-cent de la population. Autant dire qu’il ne conserve plus aucun poids, même moral. Il se voit grignoté sur tous les plans. Si les villages français ou italiens se désertifient parfois jusqu’à l’abandon, leurs homologues romands servent aujourd’hui de dortoirs pour les exclus des cités. Regardez ce qu’est devenu Gland! Pensez à ces bourgades du Gros-de-Vaud où ont poussé de petits immeubles ressemblant à des cartons à chaussures crépis avec du fond de teint! La Suisse a réalisé le vieux rêve de bâtir la ville à la campagne, mais en sacrifiant ceux qui la faisaient fructifier.

C’est pour cela que Blaise Hofmann a rédigé ce «journal intime, enquête, portraits, pamphlet». Le librettiste de la dernière «Fête des Vignerons» de Vevey en 2019 a voulu «tordre le cou aux clichés». Dans leur immense majorité, les paysans ne sont pas des empoisonneurs du sol. La plupart de ces gens apparaissent responsables, même s’ils ont comme tout le monde leurs défauts. Mieux vaudrait les aider que les culpabiliser sans arrêt. «On les rend coupables de tous les maux. Au point qu’ils sont honteux de se présenter comme tels. Ils se disent «exploitants agricoles», cela fait plus moderne, plus en phase avec le siècle.» Leur présence proche se fait pourtant d’autant plus essentielle que notre monde, réchauffé et surpeuplé, court à toutes jambes vers des disettes. Les paysans ne font pas que jardiner le paysage, par ailleurs menacé esthétiquement par des éoliennes servant à flatter notre gloutonnerie électrique… Ils nous nourrissent!
Pratique
«Faire paysan», de Blaise Hofmann, aux Editions Zoé, 209 pages.

Avec «Les sources», Marie-Hélène Lafon sort son nouveau roman paysan. L’action se passe sur quatre journées entre 1967 et 2021. Les mots sont simples, mais drus. Une véritable écriture
C’est ce qu’on appelle une plume, ce qui ne signifie pas pour autant que Marie-Hélène Lafon donne dans la légèreté. Née en 1962 dans le Cantal, cette fille de paysans a pénétré la littérature comme on entre en religion au début du IIIe millénaire. «Le soir du chien», son premier roman, a formé en 2001 l’un des succès publics et critiques de l’excellente maison Buchet Chastel. Il a fait connaître cette femme qui s’est faite toute seule, parvenant à suivre les universités et à obtenir une maîtrise en latin, un doctorat en littérature plus une agrégation en grammaire. L’auteure a poursuivi depuis, avec d’autres fictions campagnardes. Elles lui ont notamment valu un Goncourt de la nouvelle en 2016 et le Prix Renaudot en 2020.
Un double échec
Marie-Hélène Lafon revient avec un mince roman, «Les sources». L’action se passe sur quatre journées étalées dans le temps. Les deux premières se situent en juin 1967, à une époque semblant aujourd’hui lointaine. Une femme, qui va rester «Elle», fait sans le savoir le bilan de son couple avec un homme violent, dont elle garde encore les marques de coups. Ils vont aller voir ses parents. Cette victime ayant perdu l’estime d’elle-même va se découvrir d’un coup le courage de la rupture. Un divorce dans son milieu paysan, on n’avait pourtant jamais vu cela! Fondu au noir. et le lecteur se retrouve en mai 1974. Il regarde cette fois du côté de l’époux, qui a réussi à maintenir sa ferme à flot en dépit des frais que lui ont valu la séparation, puis la reprise de son train agricole. Si «Elle» n’était partante pour leur union catastrophique, lui encore moins. Il aurait dû rester avec une autre femme, connue au Maroc pendant son service militaire. Il en est comme veuf, alors qu’il ne l’a jamais épousée. Celle-ci ne se serait jamais laissée aller à la mollesse, attisant en lui la brutalité…
La ferme abandonnée
Il fallait une conclusion à cette fiction où il n’y a pas d’innocents, mais deux coupables. Tout se termine donc en octobre 2021. Leurs trois enfants ont vendu la ferme, qui ne les intéressait pas. Une vie de sacrifices pour la maintenir à flot se révèle du coup inutile. Mais au moins les deux filles et le garçon ont-ils trouvé des repreneurs, jeunes et vaillants. Une chose qui ne va pas de soi dans le Cantal. Claire, l’une des filles, regarde une dernière fois le paysage et caresse la façade de la maison, afin de s’en souvenir. C’est fini.
Hors d’âge
Ce texte ramassé, aux mots drus, n’est ni sans couleur, ni sans saveur. Il évite «l’écriture blanche» à l’Annie Ernaux pour devenir un style, en phase avec le sujet. Ça a l’air tout simple, mais c’est en réalité très travaillé. Le public retrouve ici la force de «Liturgie» (2002) ou de «Le Pays» (2012), également parus chez Buchet-Chastel. Marie-Hélène Lafon incarne une voix qui compte dans la littérature française, alors même que le roman paysan semble aujourd’hui d’un autre âge. Il faut dire qu’elle se situe hors modes, ce qui peut arriver de mieux à un écrivain. La mode, c’est en effet ce qui se démode…
Pratique
«Les sources» de Marie-Hélène Lafon, aux Editions Buchet Chastel, 119 pages.
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Livres – Comment «Faire paysan» selon Blaise Hofmann?
L’écrivain revenu à la terre signe une enquête pamphlet sur l’agriculture suisse. Elle se voit menacée, alors que la vache était une icône nationale.