
Il était à la fois «l’extincteur et l’incendiaire». La chose prouve un bel esprit de contradiction, même si certains pompiers fascinés par le feu finissent par bouter ce dernier un peu partout. Il faut dire que Charles-Albert Cingria (1883-1954) était un homme pour le moins complexe. Si ses positions se révélaient toujours tranchées, il se montrait tantôt viscéralement pour, tantôt fanatiquement contre. Autant dire que le Genevois ne se faisait pas que des amis. Ou alors, certaines de ses relations chaleureuses ne duraient pas longtemps. Il eut fallu être un saint (figure qui aurait plus à ce catholique intransigeant) pour supporter l’écrivain à plein-temps.
«Le dernier mot est au langage, dans la surface et sur le fond des langues.»
Longtemps négligé, voire oublié, Charles-Albert revient en force comme en témoigne un album aujourd’hui sorti aux éditions de La Baconnière. Ce dernier suit d’un peu loin la publication des «Œuvres complètes» de l’auteur en six volumes. Assumée par les Amis (posthumes, ceux-là!) de Cingria, elle a duré de 2011 à 2018. Reste à savoir si tout se trouve bien dedans. Au cours de sa carrière fantasque, ce dernier a en effet travaillé pour tout le monde. Sa prose se retrouve jusque sur des papillons publicitaires. Un perpétuel besoin d’argent poussait cet impécunieux à ne rien refuser. Pour un vrai écrivain, il n’existe pas de basses besognes. Comme le dit le préfacier du volume conçu par Océane Guillemin et Alice Bottarelli, placées sous la direction de Daniel Maggetti (1), Cingria avait «la fécondité du désordre». Valère Novarina, dont les parents étaient des intimes du Genevois ajoute: «Le dernier mot est au langage, dans la surface et sur le fond des langues.»
Un voyageur à bicyclette
Né en 1883 dans une riche famille originaire de l’Empire ottoman (Dubrovnik, pour être précis), où elle allait par la suite perdre ses biens, Charles-Albert a plus tard dû apprendre à vivre de rien. Ou presque. Ce bougillon (un terme bien romand) se partagea ainsi entre la Suisse, dont il n’aimait pas le côté selon lui ordonné et protestant, Paris, où il avait une chambre 59, rue Bonaparte, et l’Italie, qui lui fera subir un peu de prison pour avoir été trop proche de certains adolescents. Il se déplaçait parfois en train, la plupart du temps à bicyclette. Cingria rédigeait un peu partout ses textes sur du papier de récupération. Mais il lui arrivait aussi de participer aux «jeudis» de la milliardaire Florence Gould, qui réunissait le gratin littéraire. Une contradiction de plus. Notez qu’il a aussi longtemps eu pour éditeur à Lausanne Henry-Louis Mermod. Un pilier de la création romande. Il lui demeurera plus fidèle qu’aux revues, dont il changeait comme de chemise. Certaines se sont il est vrai apparues éphémères…

L’album actuel ne fait pas que nous raconter ces choses. Il nous les montre avec des documents issus de son fonds d’archives inclassable, mais néanmoins désormais classé. Cela vaut au lecteur beaucoup de petites photos, dans une mise en page fantaisiste, plus des œuvres d’art liées à la personne. Charles-Albert était non seulement le frère cadet d’Alexandre Cingria (1879-1945), qui a rempli de ses vitraux et de ses mosaïques néobaroques d’innombrables églises et lieux publics suisses (2), mais un sujet rêvé pour bien des artistes. Le plus connu reste Jean Dubuffet, que sa figure a fasciné. Mais il existe aussi des portraits de Cingria par Amedeo Modigliani, Roger Montandon, René Auberjonois, Henriette Grindat, Géa Augsbourg ou Théodore Strawinsky. Tous ont fixé sa silhouette épaisse et trapue comme sa large tête presque toujours chapeautée. Une casquette, un foulard, mais aussi parfois un fez ou un turban. Un retour vestimentaire aux origines levantines.
La prolixité et l’éparpillement
Il y a bien sûr du texte, assez court, sur des papiers colorés détonnant dans la sévère sphère universitaire. Mais l’essentiel reste composé de documents. Des lettres. Des tapuscrits. Les lieux traversés. L’épinette, qu’il a toujours conservée. Des caricatures. Tout cela rend l’homme terriblement vivant. Je suppose que ce colérique, mais aussi ce généreux, aurait aimé ce travail lui rendant vraiment justice. Des œuvres complètes pour un tel écrivain sentent en revanche la muséification, autrement dit l’embaumement. L’actuel album reflète, lui, la prolixité. L’éparpillement. L’immédiateté. Cela dit, à l’heure des ordinateurs et de l’omniprésente touche «delete», les successeurs de Cingria ne pourront guère prétendre à un tel traitement de dépoussiérage intime…

(1) Daniel Maggetti dirige à Lausanne le Centre des littératures en Suisse romande. Il est en outre professeur à la Faculté des lettres de la même ville.
(2) A Genève, il faut rappeler les mosaïques d’Alexandre Cingria dans l’ancien Arsenal ou ses vitraux à Notre-Dame. Du super-coloré!
Pratique
«Cingria, L’extincteur & l’incendiaire, Album», d’Océane Guillemin et Alice Bottarelli sous la direction de Daniel Maggetti aux Editions de La Baconnière, 183 pages.
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Album littéraire suisse – Charles-Albert Cingria était l’extincteur et l’incendiaire
Le livre actuel, conçu par Océane Guillemin et Alice Bottarelli, raconte l’écrivain en images. Il donne un portrait débordant de vie du Genevois inclassable.