
C’est une piqûre de rappel. Un «booster», comme on dit aujourd’hui en bon français. Pour le public, en tout cas… Les dessinateurs de presse, eux, ne se retrouveront jamais vaccinés contre la censure. L’exposition «Chappatte, Gare aux dessins» le prouve amplement au Commun du Bâtiment d’art contemporain de Genève, ou BAC. Proposée depuis quelques jours, elle reprend celle du Musée des beaux-arts du Locle, voulue par sa directrice Nathalie Herschdorfer, grande admiratrice des caricaturistes médiatiques. Organisée courant 2020 (avec une grosse interruption due à un confinement), la manifestation s’est dûment vue actualisée. Il faut dire que tout va vite en ce domaine. Comme la banquise sur les Pôles, la liberté d’expression fond à une allure exponentielle dans le monde. Un phénomène qui commence à sembler irréversible.
Le choc du «New York Times»
Quand l’exposition initiale a été prévue dans le Jura neuchâtelois, la profession restait sous le choc d’une décision du «New York Times». En juin 2019, le quotidien avait décidé de cesser la publication de tout dessin de presse. Trop polémique! Trop dangereux! Trop préjudiciable financièrement! Bref, le quotidien (qui fut si puissant) a baissé sa culotte. Il a cédé non plus aux minorités, comme il l’eut fait il y a quelques années, mais aux groupuscules armés par les réseaux sociaux. L’atomisation semble avoir pour particularité de décupler les haines. Chappatte, qui travaillait également pour le journal comme pour «Le Temps» ou la «NZZ» ou encore «Le Canard enchaîné», y a perdu l’un de ces travails. Il n’était pas le premier, et surtout pas le dernier. Bien en dehors des pays dits «autoritaires», les incidents se multiplient en effet depuis dans ce trio infernal que devient le journaliste, le rédacteur en chef et les lecteurs.

Trois dates résument le propos actuel d’un accrochage réparti sur les deux étages d’un Commun voué à la disparition après rénovation. La première, 2005, est celle de la publication des caricatures impliquant Mahomet. Venue du Danemark, l’onde de choc a ébranlé le monde. Ou disons plutôt qu’elle l’a divisé en deux. Il reste ceux pour qui tout peut se dire, s’écrire et dans la foulée se dessiner. Et désormais les autres, qui voient partout des insultes à leur sexe, à leur race et surtout, en l’occurrence, à leurs croyances. Il ne faut pas heurter les «sensibilités», nous dit-on, et Dieu sait si certaines personnes deviennent chatouilleuses de nos jours! On devrait du coup rire «avec» et non «contre» les gens. Allez donc vous amuser avec certaines personnes dont la vocation première semble aujourd’hui de tout vouloir censurer au nom du bien commun!
Immenses tirages papier
Patrick Chappatte occupe lui-même une grande partie des murs disponibles. Le visiteur ne trouvera pas là d’œuvres originales, mais des tirages papier, souvent fortement agrandis. Avec le dessin de presse, comme l’affirme la Maison qui lui est dédiée à Morges, la notion d’original n’existe pas. L’image devient un produit de presse, multiplié à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il faut dire qu’il n’existe pas ici le juteux marché commercial qui accompagne depuis une vingtaine d’années les planches de BD créées par Tardi, Bilal et a fortiori Hergé. Les cimaises supportent donc d’énormes Chappatte, exécutés depuis la fin des années 1990. Le temps passe. L’homme a aujourd’hui 54 ans, et il travaillait déjà à Genève pour «La Suisse» qui a rendu l’âme en 1994…

Dans ces dessins, Chappatte se moque de tout en visant à ne blesser véritablement personne. Il s’agit de faire rire, souvent un peu jaune, mais à l’intérieur de limites imposées et acceptées. Il en va plus ou moins de même avec ses confrères. Hermann de la «Tribune», par exemple, avoue sans ambages s’autocensurer. L’exposition comporte en effet un certain nombre d’invités nationaux et internationaux. Comme au Locle en 2020, il s’agit ici aussi de présenter des cas où la liberté d’expression s’est vue bafouée. Où les «coupables» ont perdu tout accès au travail. Où ils se sont vus menacés dans leur intégrité physique. Normal. Nous n’allons pas vers un monde de tolérance. Ce qui semble plus inquiétant, c’est que le seuil de cette dernière baisse selon certains sondages chez les jeunes. Une opinion contraire passe de plus en plus mal à l’heure des «like». Le public que j’ai pu rencontrer au Commun avait tout du parrainage des cheveux blancs. Eux s’esclaffaient. Mais leurs enfants ou leurs petits-enfants l’auraient-ils fait? Pas si sûr.
L’affaire Claude Inga Barbey II
L’ouverture de l’exposition le 17 décembre à Genève tombait à pic. Elle intervenait au moment où la Suisse romande vivait la seconde affaire Claude-Inga Barbey. Vous me direz que l’humoriste genevoise ne dessine pas, mais peu importe. Dans une nouvelle vidéo, où la comédienne incarne de manière caricaturale à la fois une «psy» névrosée et sa cliente, elle s’attaquait cette fois aux Asiatiques. Malheur à elle! Un vomissement de bile, curieusement bien coordonné, a déferlé sur les réseaux. Passe encore. Mais la presse s’en est mêlée, avec notamment une violente attaque dans les versions alémanique et romande en ligne du «Blick». Le moins qu’on puisse dire est que le journaliste francophone, coutumier du fait, y allait au bulldozer en attendant de sortir les roquettes. Le tout avec l’appui de la Ligue contre le racisme. Fier de lui, il terminait avec un éditorial faisant l’éloge du «Wokistan». Un pays où l’on vit libre et joyeux. Il fallait le dire vite, mais il l’a dit.

Dès lors, les dés étaient jetés. La «Tribune de Genève», sous la plume de Marianne Grosjean, a beau eu se fendre d’un courageux éditorial (bien écrit en plus!) pour invoquer l’idée de liberté d’expression. «Le Temps» a bien assuré par la voix de sa rédactrice en chef Madeleine von Holzen maintenait la vidéo en ligne sur son site contre vents et marées. Claude-Inga a rendu son tablier après avoir donné quelques interviews. Lessivée. Finie pour elle, la vidéo. Elle assurera, si tout va bien, une chronique écrite dans «le Temps». Exit pour une femme de 60 ans, que l’on sait fragile… Les Chinois apprécieront peut-être. Le «Blick» pavoisera sans doute. J’avoue pour ma part me sentir mal, même si le petit film de Claude-Inga Barbey ne me semble pas une réussite. Le politiquement correct, issu des universités américaines a encore frappé, et c’est tout le monde qui finit par recevoir ses coups. La vertu autoproclamée a toujours un côté impitoyable. Il y a des moments où l’on préférerait presque le vice!
P.-S. La Maison du dessin de presse de Morges propose parallèlement jusqu’au 6 février «Dans le mille». Une rétrospective des meilleurs dessins de 2021. L’essentiel de l’actualité se voit non pas reflété dans le rez-de-chaussée du 39, rue Louis-de-Savoie, mais accroché dans la Grand-Rue. dehors, sur des piliers, comme en 2020! On ne sait jamais avec les confinements. Il y a en tout environ 140 œuvres. Elles émanent de quelque 30 artistes suisses, dans leur immense majorité romands. Site www.mddp.ch Avec la Covid, c’est un peu mono thématique.
Pratique
«Chappatte, Gare aux dessins», Le Commun, BAC, 28, rue des Bains, Genève, jusqu’au 20 février 2022. Site www.lecommun.geneve.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h. Fermé le 31 décembre et le 1er janvier.
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Dessins de presse – Chappatte défend la liberté au Commun genevois
Venue du Locle, l’exposition fait bien sûr la part belle à l’humoriste. Mais ce dernier en profite pour plaider la tolérance face à une censure galopante.