Première semaine de service.
Tout juste rentré de vacances d’été, je me retrouve assis à l’arrière d’un camion, chargé comme un âne, en direction de la base aérienne. Je ne peux m’empêcher de repenser au confort des hôtels, aux délicieux restaurants, et à la douceur de la mer. Mon corps est bien là, mais mon esprit est ailleurs. Et le désir de les réconcilier séquestre chacune de mes pensées.
Arrivée l’heure de la douche, je me présente face à une cabine de camping, tout juste visitée par cent militaires avant moi, et dont chacun y a laissé quelque charmante trace. À moitié répugné, je claque la porte et passe sous l’eau. J’en ressors avec l’impression d’être plus sale qu’en y entrant.
Troisième semaine de service.
Arrivée l’heure de la douche, je ressens les gouttes d’eau tiède parcourir mon corps, frissonnant à l’idée d’être arrivé au bout d’une journée de plus. Je profite de cet agréable moment de quiétude. Un étonnement germe alors en moi: comment se fait-il qu’une même expérience me procure tantôt un tel dégoût, tantôt un tel plaisir?
Nous sommes faits pour nous adapter
En tant qu’êtres biologiques, nous devons impérativement répondre à certains besoins vitaux: manger, boire, dormir, uriner, et l’autre. La satisfaction de ces derniers requiert l’habitation d’un espace vital sécurisé, et dans une certaine mesure, la coopération avec d’autres êtres humains.
Mais passé un certain niveau de confort, nos conditions matérielles ne sont ni bonnes ni mauvaises dans l’absolu. Elles sont simplement pires ou meilleures que ce dont nous avons l’habitude. Ce n’est pas l’expérience en soi, mais bien l’écart entre notre expérience actuelle et notre expérience de référence, qui éveille notre désir. Plus cet écart est important, plus le désir est intense.
Ce n’est pas la douche en soi, mais bien la médiocrité relative de cette douche par rapport à celles que j’avais connues lors de mes récentes vacances, qui me frustrait. Après deux semaines de douche militaire, cette dernière est devenue mon point de référence, et ma frustration s’est évaporée avec mes attentes.
Bonne nouvelle, me diras-tu: nous sommes des êtres résilients qui s’adaptent à toutes circonstances. Certes, mais le problème, c’est que cette logique s’applique également dans l’autre sens: après quelques jours de vacances dans un bel hôtel, ce dernier était, lui aussi, devenu mon point de référence. Aussi confortable soit-il, le même hôtel ne me procurait plus qu’une faible satisfaction au bout du troisième jour. Il n’y a qu’en revenant à un niveau de confort sensiblement inférieur (à l’armée) que mes vacances ont soudainement pris énormément de valeur.
Nous avons tendance à croire qu’une amélioration de nos conditions matérielles nous procurera un bien-être durable. Mais passé un certain stade, l’insatisfaction finit par rattraper la gourmandise, à mesure que le plaisir lié à une expérience matérielle supérieure devient toujours plus éphémère.
Consommation et coût d’opportunité
Lorsque j’ai commencé à postuler pour mon premier travail, certaines annonces m’attiraient non pas pour leur contenu, mais pour les avantages, notamment pécuniaires, qui les accompagnaient. Lorsque l’activité en soi ne m’inspirait pas vraiment, je me rassurais en pensant à ce qu’elle allait me permettre d’acquérir: un plus bel appartement, une meilleure voiture, des vacances plus luxueuses.
Toutes ces choses n’ont rien de mal en soi. Mais afin d’estimer correctement leur valeur, il convient de comparer leurs coûts et bénéfices. Et au-delà de l’éphémérité du plaisir qu’elles procurent, leur coût réel est souvent plus élevé que leur simple prix. Car l’achat d’un objet n’implique pas seulement l’argent dépensé pour l’obtenir, mais indirectement, les moyens mis en œuvre pour gagner cet argent.
Lorsqu’on considère le coût réel des biens matériels (au-delà de leur prix), le calcul devient soudainement plus clair: à quoi bon sacrifier l’essentiel de notre vie à une activité qui nous déplaît pour à peine quelques jours, semaines, ou tout au plus, quelques mois de satisfaction matérielle?
Pour éviter de me perdre dans la poursuite de plaisirs éphémères, je me demande donc toujours quel désir je cherche à assouvir à travers ma consommation. Pour ce faire, je classe mes motivations dans deux catégories:
1- Les motivations d’achat extrinsèques
J’achète pour impressionner ou plaire à quelqu’un
J’achète pour m’attribuer un certain statut social
J’achète pour me divertir
2-Les motivations d’achat intrinsèques
J’achète pour me sentir en meilleure santé physique et/ou mentale
J’achète pour développer ma compétence et/ou ma créativité
J’achète pour nourrir mes relations avec les personnes que j’aime
J’achète pour m’offrir davantage de liberté
Au final, c’est une question de compromis: chaque centime dépensé pour nos motivations extrinsèques est soustrait à nos motivations intrinsèques. Et la poursuite impulsive des premières se fait toujours au détriment des secondes. Il s’agit simplement de choisir son camp.
«Si vous achetez des choses dont vous n’avez pas besoin, vous devrez bientôt vendre celles dont vous avez besoin.»

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Consommation – Ce que l’armée m’a appris sur le matérialisme
Passer des semaines dans un bunker. Dormir dans une petite chambre avec 50 inconnus, tout en inhalant l’exquis cocktail de pieds transpirants. Manger les restes des restes des restes, matin, midi et soir. Suivre des ordres sens dessus dessous à longueur de journée. Bref, l’armée est obligatoire pour tous les Suisses, et elle est loin d’être tout confort. Mais c’est justement là que réside toute sa valeur.