
C’était à la Biennale de Venise en 2013. Le pavillon belge, à l’entrée des Giardini, ne suscitait de prime abord pas d’attentes émotionnelles majeures. Et pourtant… L’installation de Berlinde De Bruyckere créait alors le choc. L’espace obscurci ne recelait qu’une pièce, mais énorme. Un tronc d’arbre en forme de cadavre. L’artiste flamande avait complété son moulage aux allures de masque mortuaire par de la cire et des textiles. Le public en demeurait ébahi. Même s’il venait de Suisse! L’année précédente, le Kunstmuseum de Berne avait en effet consacré à la femme, alors âgée de 33 ans, une première rétrospective montée en «pool» avec l’Allemagne. Elle avait été conçue par Kathleen Bühler. L’artiste s’y voyait rapprochée de Pier Paolo Pasolini et de Lucas Cranach. Un duo pour le moins étrange par-delà les pays et les siècles…
Une femme liée à Gand
Le public pointu avait cependant déjà remarqué Berlinde, alors complètement inconnue, lors d’une autre Biennale de Venise. Celle de 2003. Tout est allé vite pour cette fille née dans un quartier ouvrier de Gand, une cité souvent citée pour la puissance de ses peintres du XVe siècle. Le tout sans grandes écoles formatrices, ni résidences tapageuses à Shanghai ou à Los Angeles. La preuve! Aujourd’hui encore, Berlinde De Bruyckere vit et travaille à Gand. La chose ne l’empêche pas de se voir depuis longtemps représentée par les Zurichois de Hauser & Wirth. Le nec plus ultra! Comme quoi le talent peut encore primer sur le grand cirque de l’art contemporain, avec tout ce qu’il suppose de frime et de spéculation! C’est pour elle-même que Berlinde se retrouve aujourd’hui au MO-CO de Montpellier, qui a récemment changé de direction. A tous les sens du terme. Une nouvelle personne à sa tête depuis 2021. Une option artistique différente. Numa Hambursin, qui a remplacé le médiatique Nicolas Bourriaud, a décidé de placer au centre non plus «des collections» mais les plasticiens le méritant.

Depuis quelques semaines, la Belge remplit ainsi le bâtiment entier, dont je vous avais raconté l’inauguration en 2019. Je vous rappelle qu’il s’agit d’un bel hôtel particulier de la première moitié du XIXe siècle, situé près de la gare Saint Roch (1). Doté d’un vaste jardin, l’immeuble a dû se voir longuement restauré en conservant des éléments patrimoniaux. Labyrinthique, l’intérieur n’en laisse pas moins de l’espace pour de grandes salles bien blanches comme le veut l’esthétique de l’art moderne. Numa Hambursin a eu la place d’y installer cinquante-cinq pièces de Berlinde, dont six créations inédites. Il y a là de grandes statues comme de fragiles travaux sur papier. Le vide possède son importance dans la mesure où les œuvres de l’artiste invitée exigent une respiration pour produire leur effet. Les «anges» devraient pouvoir s’envoler si leur auteure ne les ramenait pas au sol avec de lourdes couvertures sur la tête qui les protègent tout en les étouffant. L’artiste voit par ailleurs souvent grand. Certains reliefs muraux mesurent quatre mètres de large.

Dire que l’univers de Berlinde De Bruyckere apparaît sombre tient de la litote. Après des débuts dans le minimalisme, avec des pièces en pierre, bois, acier et béton, la plasticienne est revenue au réalisme précis et dur caractérisant la production flamande depuis des siècles. Elle se veut hyperréaliste avec ses empreintes, dont elle accentue encore la vérité au moyen d’adjonctions en cire ou en textiles. Quand elle n’utilise pas une de ses trouvailles dans les marchés aux puces, comme de harnais de chevaux… Le cheval occupe du reste chez elle une place essentielle. Cette fille de boucher les écorche pour revêtir de leurs peaux des mannequins placés dans d’étranges postures. Une taxidermisation qui amène le malaise. La mort, venue après la vulnérabilité, reste présente en permanence chez Berlinde, qui va même au-delà. Il y aurait chez elle de la décomposition et une sorte de putréfaction si l’on laissait parler son imagination. Même les couvertures moisies qu’elle empile au sous-sol sentent la fin dernière.

La force de cet accrochage, dont le mot «piller» renvoie à la forte influence flamande et le terme savant «ekphrasis» à la description méticuleuse d’un objet que son auteur sait du coup nous rendre présent (2), tient en partie au choix de montrer une seule personne au MO-CO. Le visiteur se retrouve confronté à tout un monde, qui se révèle étonnamment cohérent. Berlinde De Bruyckere sait l’imposer. Autant dire qu’il s’agit là d’une figure majeure. Le commissaire a, lui, le courage de s’effacer. Numa Hambursin n’entend rien créer par procuration. Il n’accapare pas les projecteurs. Il met tout simplement un œuvre qu’il admire en valeur.

C’est là une belle réussite pour ce natif de Montpellier, qui possède à 42 ans un passé de galeriste et d’animateur de centres contemporains. La Ville a eu raison de choisir Numa pour tenter de faire remonter la pente au MO-CO. Au départ, Bourriaud (un pur produit d’importation parisienne) promettait 500 000 visiteurs par an. Ces ambitions, qui faisaient se trémousser d’aise la Municipalité, se sont vite vues ramenées à 100 000. Je doute qu’on y soit une fois parvenu. Mais il ne faut pas toujours vouloir comme ça jouer dans la cour des grands. Mieux vaut rester à sa mesure. Réaliser à sa manière. Le choix d’un directeur local ne se révèle pas forcément mauvais. Et puis désirer de «grosses pointures internationales» ne fait-il pas à la fin très provincial?
(1) Saint Roch était de Montpellier.
(2) J’ai dû consulter un dictionnaire. N’aurait-on pas pu choisir un mot plus simple?
Pratique
«Berlinde De Bruyckere, Piller / Ekphrasis», MO-CO, 13, rue de la République, Montpellier, jusqu’au 2 octobre. Tél. 00334 99 58 28 00, site www.moco-art.fr Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 19h, jusqu’à 18h dès le 1er octobre. Je rappelle que le MO-CO se compose de deux lieux d’exposition et d’une école d’art.

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Exposition à Montpellier – Berlinde De Bruyckere fait sensation au MO-CO
La Flamande propose des sculptures morbides produites par moulages. Elle y ajoute de la cire, des textiles ou des peaux de chevaux écorchés.