
C’est un univers à la fois lumineux et opaque. Luxueux et besogneux. Communicateur et secret. Dans un énorme ouvrage, sorti aux éditions du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), Alain Quemin aborde «Le monde des galeries». Il y est question, en 470 pages bien tassées, d’«art contemporain», de «structure du marché» et d’«internationalisation». Le grand jeu, quoi! Notez que l’auteur sait de quoi il parle. Le professeur d’université en sociologie, que cet homme de 54 ans (il les a eus le 9 décembre!) reste par ailleurs, se double en effet depuis une vingtaine d’années d’un journaliste culturel spécialisé dans le marché de l’art et d’un critique en matière de création actuelle. Ne vous étonnez pas après cela de retrouver sur le Net Alain en photo sur le site «Saywho», un verre de champagne à la main, avec un (ou le plus souvent une) représentant(e) du monde «arty» tout sourire à côté de lui!
«Galeriste, c’est un métier où l’on ment beaucoup.»
N’imaginez cependant pas que le livre reste aussi léger que les quelques bulles pétillant au sommet d’une flûte! Ce gros bouquin sans illustrations se base sur des analyses et des chiffres précis, en n’oubliant jamais que «galeriste, c’est un métier où l’on ment beaucoup.» L’auteur commence par quelques bases historiques. Apparu au XVIIIe, le métier se professionnalise à la fin du siècle suivant avec un homme comme Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes. Après avoir connu sa phase classique jusque dans les années 1950, la profession se modifie avec l’arrivée de gens comme Leo Castelli à New York vers 1960. La manière de vendre de l’art contemporain change alors, cette matière jusque-là marginale par rapport aux valeurs classiques occupant toujours davantage le devant de la scène. Encore convient-il s’entendre sur l’adjectif «contemporain»! Il faut le consensus d’un microcosme de critiques, de commissaires d’exposition et de grands collectionneurs pour adouber un artiste et garantir qu’il ne propose pas de «chromos». «Il n’existe pas un, mais plusieurs marchés de la peinture», expliquait déjà en 1967 Raymonde Moulin, la sociologue pionnière à qui Quemin a dédié son livre.

Le réseau des galeries, dont l’épicentre s’est déplacé de Paris à New York vers 1960, a peu à peu subi la concurrence des foires et des ventes aux enchères, même si ces dernières alimentent en principe le seul second marché. Mais ce dernier peut se révéler vital! Les maisons spécialisées dans une avant-garde assez hermétique doivent bien vivre de quelque chose, en l’occurrence de discrètes transactions sur des œuvres plus anciennes. Les salons, eux, se sont multipliés depuis la fin des années 1970 à une vitesse exponentielle. Lente au début. De manière rapide vers 2000. D’une façon incontrôlée depuis 2010. Auxquelles un marchand se doit-il de participer, en sachant qu’il va à chaque fois engager des frais importants? Il y a bien sûr des foires prestigieuses, le Lyonnais Quemin acceptant volontiers la primauté d’Art/Basel sur tout le reste. Mais faut-il vraiment en faire dix par an, voire plus, en sachant qu’il faudra à chaque fois se renouveler, les clients restant toujours un peu les mêmes? Le monde des collectionneurs est devenu très mobile… Et que va-t-il rester maintenant de cet univers jet-set? Commencé avant la pandémie, l’ouvrage doit bien aborder la question, alors que le monde de l’art (surtout contemporain) ne dispose pas des réponses.
«Il n’y a pas un mais plusieurs marchés de la peinture.»
Le monde éphémère des salons ne forme qu’un des angles d’une profession à géométrie variable. Il y avait, il subsiste, les galeries physiques. Elles marquent la physionomie de certains quartiers élégants, avec une mobilité qui peut effrayer. Si la localisation parisienne reste assez stable, comme celle de Londres (en dépit de certaines aventures), il n’en va pas de même à New York. Au fil des décennies, la mode et les prix de location aidant, les galeries s’y déplacent comme les bancs de poissons dans la mer. D’où de perpétuelles mises de fonds, dont Alain Quemin étudie assez peu les origines. C’est le point faible du livre. Il y a pourtant forcément du «backing» financier, toujours un peu occulte. A New York, pour en revenir aux localisations, la concentration maximale de lieux se trouve depuis le milieu des années 1990 à Chelsea. Douze en 1996, 231 en 2007, 410 en 2013… et environ 300 aujourd’hui. Upper East Side fait actuellement un peu désuet. Tribecca a moins bien pris.

Ces officines conservent-elles leur utilité à l’époque des foires et maintenant des sites et du virtuel? Oui selon Alain Quemin, et pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit de quelque chose de fixe, et si possible de prestigieux. Les méga galeries, qui se développent depuis une dizaine d’années avec des magasins de 1000 ou 2000 carrés (voire davantage) permettent de dégager la sociabilité nécessaire au snobisme marquant l’art contemporain. On en est ou on n’en est pas. Une forme de baromètre social. Ces maisons faisant appel aux plus grands architectes dégagent une impression de puissance. Le chiffre d’affaires de quelques-unes d’entre elles (Pace, Gagosian, Hauser & Wirth…) par rapport à l’ensemble de la profession leur permet d’ailleurs de jouer aux petites GAFA. Ces firmes établies dans le monde entier entendent du coup jusqu’à choisir leurs riches clients, priés de s’inscrire sur une «waiting list». D’abord les musées, puis les gens donnant aux musées, et enfin les grands amateurs. Aux autres, on ne donnera même pas les prix. Top secret! «Je trouve cela d’un plouc», confie à ce propos une interlocutrice d’Alain Quemin.
«Ne pas donner les prix aux éventuels acheteurs inconnus pour faire chic, je trouve cela d’un plouc!»
Car, et c’est là le charme du livre, extrêmement facile et amusant à lire alors que les productions CNRS possèdent en général un côté cul cousu, il contient plein de phrases relevées dans des dîners et des cocktails. Quemin est à la fois le scientifique qui scrute et le confident qui écoute. Après tout, l’oralité joue un grand rôle dans cet univers de potins, de bavardages et de médisances que constitue, comme tout milieu, celui de l’art contemporain. Les propos des acheteurs se révèlent aussi importants, sinon davantage, que les discours des commissaires d’exposition. D’où d’innombrables bribes d’entretiens informels ou de dialogues notés lors d’un vernissage. L’ensemble forge le récit, par ailleurs toujours discutable et contradictoire. Tenez! A la fin du corps de l’ouvrage, qui se termine par une centaine de pages (assez ennuyeuses) sur le classement international des galeries, se voit abordé l’actuel problème des ventes en lignes des galeries. Pour Quemin, c’est du flan. Ces dernières n’excéderaient pas le dixième du chiffre d’affaires, et ce avec des objets mineurs. Or je viens de rencontrer, ce lundi 13 décembre à Genève, un marchand qui m’a juré craché avoir vendu «un tableau à sept chiffres» sur le Net à un investisseur. «Et il ne l’a jamais vu avant de me l’acheter!»
Pratique
«Le monde des galeries, d’Alain Quemin, à CNRS Editions, 470 pages.
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Enquête labellisée CNRS – Alain Quemin explore «Le monde des galeries» dans un livre
L’énorme ouvrage est à la fois celui d’un sociologue et celui d’un «insider». L’auteur est en même temps professeur d’«uni» et critique d’art contemporain.