C'est un scénario presque incroyable. Un enchaînement d'événements imbriqués comme des poupées russes, pendant des générations, à travers la planète. Ça commence par un excès d'optimisme spéculatif et des dettes inconscientes, qui provoque une crise financière sans précédent, menant à l'usage abusif d'une loi obsolète pour justifier la privation de libertés citoyennes, puis la guerre, suivie de la conspiration internationale de 44 nations élisant l'une d'elles comme juge et arbitre, puis d'autres guerres (dont une froide), des tensions géopolitiques entre alliés, et toujours plus de dévaluation de la monnaie, d'inflation, et d'endettements...
En huit décennies la finance et l'économie mondiales se sont méticuleusement organisées pour permettre à Bitcoin d'éclore et prendre racines.
En ces temps de crise sanitaire, ayant évolué en crise financière, et bientôt économique, il est intéressant d'observer à quel point tous les aspects de notre monde moderne sont interconnectés. C'est aussi une excellente opportunité de mieux comprendre les origines de Bitcoin et ses ambitions.
Les récentes dégringolades boursières et réactions extrêmes des banques centrales et gouvernements rappellent étrangement l'éclatement de la bulle spéculative de 2008. Et justement, on présente souvent Bitcoin comme une conséquence directe de la crise financière provoquée par les subprimes à partir de 2009. Mais c'est un raccourci un peu simpliste qui ignore un contexte bien plus vaste, même s'il est évident que la soudaine apparition de Bitcoin n'était pas juste une coïncidence, à peine un mois après la faillite spectaculaire de Lehman Brothers, et la nationalisation de Freddie Mac et Fannie Mae.
- Bitcoin avant 2009 -
C'est vrai que Bitcoin est dès le début présenté ouvertement comme une "réponse" à cette crise de confiance qui secoue à l'époque le système bancaire, les gouvernements, et leurs banques centrales. Par exemple, lorsque Satoshi Nakamoto (créateur pseudonyme de Bitcoin) présente son projet dans un forum de discussions en février 2009, il écrit sans ambiguïté:
"Le problème fondamental avec les monnaies conventionnelles c'est toute la confiance nécessaire à leur fonctionnement. On doit faire confiance à la banque centrale de ne pas dévaluer la monnaie, mais l'histoire des monnaies fiduciaires est pleine de manquements à cette confiance. Il faut faire confiance aux banques pour détenir notre argent et le transférer par voie électronique, mais elles le prêtent par vagues de bulles de crédit avec à peine une fraction en réserve."
Mais il est impensable qu'une prouesse technologique, financière, et intellectuelle comme Bitcoin ait été inventée et construite en seulement quelques jours, par hasard juste après le début d'une crise soudaine. Car Bitcoin et sa Blockchain résolvent technologiquement un casse-tête auquel se sont heurtés de nombreux cerveaux pendant bien des années.
Et surtout, au delà de l'aspect technologique, les multiples facettes socio-politico-économiques de Bitcoin reflètent elles aussi les enseignements d'une histoire complexe qui a mené son/ses créateurs (et ceux de projets similaires qui les ont inspiré) à une telle entreprise.
Pour réellement comprendre Bitcoin (et anticiper à quelle sauce on va être manger), il faut remonter les détails d'une Histoire qui semble se répéter, et qui commença longtemps avant 2008.
- Krach et Dépression -
Retour en arrière donc, à une autre crise bien connue, et aux conséquences multiples dont on paie encore le prix aujourd'hui: le Krach de 1929, début de la Grande Dépression, une des (sinon la) plus grandes crises économiques du xxe siècle.
Ses causes sont multiples et trop complexes pour être approfondies ici, alors contentons-nous de résumer (en simplifiant un peu) qu'il est la conséquence de l'explosion d'une bulle spéculative nourrie par une exagération du crédit.
En bref: la bourse monte parce que la demande est élevée, la demande est artificiellement plus élevée que les finances réelles des acheteurs qui s'endettent et achètent à crédit, lorsque ça ne monte plus assez vite c'est la panique chez les acheteurs endettés qui ont besoin de cette croissance pour justifier leurs emprunts, on se rend compte que les cours fantaisistes de la bourse ne reflètent depuis longtemps plus la réalité de l'économie et on commence à vendre pour rembourser ses dettes et minimiser ses pertes, les cours baissent davantage, l'effet dominos est enclenché...
Une crise boursière comme celle de 1929 pèse évidemment sur la société dans son ensemble. Les emprunteurs ne pouvant rembourser les banques, les crédits bancaires se tarissent, certaines entreprises manquant de trésorerie font faillite, l'industrie faiblit, le chômage augmente, les épargnants paniquent et retirent leur argent des banques. En 1931, c'est la crise économique.
N'ayant plus de repères vers lesquels se tourner, ni de source de revenu, la consommation est réduite à son minimum. Certains se rabattent sur des valeurs sûres comme l'or, et thésaurisent en attendant que ça passe.
À l'époque, la monnaie nationale est encore adossée à l'or physique contenu dans les coffres de l'état. Un billet de banque est la représentation papier d'une quantité d'or détenu par la banque et échangeable à tout moment.
Pour contrer l'inflation et relancer la croissance, le gouvernement états-unien estime qu'il faut relancer la production, donc la consommation, en empêchant l'accumulation de richesse stérile chez les épargnants craintifs.
- Aux grands maux les grandes dévaluations -
En 1933, le président Roosevelt signe donc le fameux Ordre Exécutif 6102 dans le cadre de sa politique pour combattre la Dépression.
Les citoyens disposent d'un mois pour remettre à la Réserve fédérale toute forme d'or en leur possession (pièces, lingots, certificats). Au-delà, la détention d'or est passible de lourdes amendes et de prison. Désormais, la seule monnaie légale pour toute transaction aux États-Unis sont les billets de la Réserve Fédérale.
Roosevelt profite de la "Loi sur le commerce avec l'ennemi" pour faire passer cette mesure. Il s'agit d'une loi — temporaire — de 1917, qui prohibe le commerce avec des nations ennemies et donne au président le pouvoir de surveiller et restreindre toute opération commerciale entre les USA et une nation étrangère en temps de guerre. La Première Guerre Mondiale est finie depuis longtemps mais comme souvent avec ce genre de lois "exceptionnelles", elle a été prorogée par le Congrès pour être aussi utilisable en temps de paix.
L'or étant maintenant intégralement aux mains de l'état, il ne lui reste plus qu'à créer de la richesse virtuelle en altérant sa valeur, et faire "marcher la planche à billets".
En 1934, le Gold Reserve Act dévalue donc le dollar, et le prix de l'once augmente soudain de 75% et passe à $35. Sur le papier, les États-Unis créent ainsi une fortune scripturale, basée sur une nouvelle valorisation de sa contrepartie. Sans crainte de voir les épargnants échanger leur dollars en or ou leur or en dollars.
Dans les faits, si vous possédiez une once avant l'OE 6102 que vous aviez été forcé d'échanger contre $20 en billets de banque de la Fed, un an plus tard, vous aviez toujours ces $20, mais ceux-ci ne représentaient plus qu'environ $11, car le total de la masse monétaire avait entre temps virtuellement augmenté (la "différence" étant passée directement dans la poche de l'état).
Note: Ce n'est qu'en 1974 que Gerald Ford signe la loi qui légalise à nouveau la possession d'or physique pour les particuliers.
- Les apprentis-sorciers de Bretton Woods -
Avance rapide jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale, une autre conséquence indirecte du Krach de 1929. À l'issue de celle-ci, la conférence de Bretton Woods réunit en 1944 les nations alliées et débouche sur les accords du même nom. Ceux-ci organisent le système monétaire mondial autour du dollar US, seul rattaché à l'or. Les banques centrales à travers la planète commercent sur la base de leurs réserves en USD, et peuvent théoriquement échanger leurs dollars contre de l'or auprès des États-Unis. Un équilibre qui rappelle celui des citoyens états-uniens avant l'Ordre Exécutif 6102...
La finance mondiale devient un jeu de vases communicants compliqués et aux connections fragiles. Les USA alimentent généreusement les marchés internationaux en dollars de moins en moins adossés au métal physique, et la différence sert entre autres à payer les dépenses militaires américaines durant les guerres de Corée et du Vietnam, la Guerre Froide, et la course à l'espace. Cette situation finit par devenir inquiétante pour les banques centrales européennes, qui refusent de payer pour l'inflation états-unienne.
- L'étalon-or est mort, vive l'or numérique! -
En 1971, alors que les USA ne détiennent déjà plus que 22% de l'or pour couvrir les réserves à l’étranger, le président Richard Nixon annonce l'arrêt de la convertibilité à valeur fixe entre dollars et or. C'est le dernier clou sur le cercueil de ce qui restait encore de l'étalon-or.
En quarante ans, on est passé d'un monde où les états géraient leurs monnaies selon leurs réserves physiques d'or tangible, dans une relation de confiance avec leurs citoyens, à une finance globalisée adossée au dollar US, dont la valeur ne cesse de se réduire au fur et à mesure que les États-Unis ont besoin d'en augmenter la masse totale.
En quarante ans, on a observé ce scénario incroyable que je vous annonçais au debut de ce billet, cet enchaînement d'événements planétaires imbriqués comme des poupées russes, démarré par un excès d'optimisme spéculatif et des dettes inconscientes, et qui débouche sur toujours plus de dévaluation de la monnaie, d'inflation, et d'endettements...
C'est dans ce contexte financier et économique que l'on doit regarder Bitcoin pour comprendre ce qui fait sa valeur, et comment il a été pensé par ses créateurs. Bitcoin est une réponse à un cercle vicieux dû à l'absence de garde-fou comme l'or physique.
Contrairement aux monnaies nationales traditionnelles, qu'on se représente naïvement sous forme de billets de banque physiques mais qui sont en réalité complètement dématérialisées, Bitcoin est quant à lui techniquement immatériel mais se différencie justement par sa tangibilité et sa prédictibilité. C'est ce qui lui a valu d'être surnommé "or numérique".
Avec une monnaie traditionnelle, les dépenses exagérées de fonds non-existants créent un vide qu'il est difficile voire impossible de combler, tant au niveau individuel qu'à celui d'une nation. Bien avant la crise des subprimes de 2008, on a pu constater les conséquences désastreuses d'une telle obscurité avec le Krach de 1929 puis le système de Bretton Woods.
- Modernité aux valeurs anciennes -
Paradoxalement, grâce à ses caractéristiques techniques immuables, Bitcoin met les technologies modernes au profit d'un retour à des valeurs plus traditionnelles. Par exemple, en définissant dès sa création la quantité finale de sa masse totale, en planifiant précisément le rythme de création et de mise en circulation de la monnaie, en établissant une gouvernance au consensus réparti à travers tous les participants, en empêchant le réseau et ses participants d'en changer les règles arbitrairement, et aussi et surtout en n'ayant aucun dirigeant en charge.
Une quantité totale finie, c'est un retour à un système similaire à un concept de valeur telle que définie depuis des millénaires, par exemple avec l'or, qui encourage l'épargne plutôt que le crédit et l'endettement. C'est aussi un mécanisme qui permet une vérification transparente et favorise la responsabilité des participants.
Bitcoin permet aussi de reconnecter les économies micro et macro, de façon similaire à l'or, car il est également accessible aux individus qu'aux banques et institutions gouvernementales à l'échelle planétaire.
Il offre aussi des perspectives nouvelles sur une modernité jusqu'ici inatteignables, l'ouverture à un système international à la Bretton Woods, tant au niveau des états que des particuliers, dont la neutralité protège de la faillibilité d'un gardien unique et où, au contraire, tous les participants en sont individuellement les vérificateurs et les protecteurs.
- L'Internet de l'argent -
Mais Bitcoin n'est pas juste de l'or numérique ou du cash virtuel. Tout comme Internet n'est pas limité (comme on le décrivait à ses débuts) au courrier électronique et à la bibliothèque virtuelle. Par ses capacités de transfert, de sécurisation, de stockage, de programmation, et de sauvegarde, Bitcoin brouille les pistes et offre des parallèles avec un protocole comme celui d'Internet en général, sur lequel viennent se greffer les couches de l'e-mail, du web, etc.
À la fois technologique, financier, économique, et politique, le protocole Bitcoin est complexe et multiple. Comme toujours avec les grandes (r)évolutions, pour en apprécier le présent et en préparer l'avenir, il faut d'abord en comprendre l'histoire, et l'observer avec le recul nécessaire à la compréhension des problématiques auquel il s'adresse.
Grâce à ce recul, on comprend mieux aussi la situation actuelle liée à la pandémie du coronavirus COVID-19 qui traverse la planète. Les réponses extrêmes des états, tant au niveau financier que politique, les mesures d'urgence "exceptionnelles", et la dévaluation de la monnaie pour tenter de relancer l'économie. Heureusement, aujourd'hui on a Bitcoin.
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Pourquoi Bitcoin? Un peu d'Histoire
L'actuelle pandémie du coronavirus COVID-19 provoque chez certains comme une impression de déjà-vu. On se souvient vaguement d’avoir assisté à des mesures d'urgence internationales similaires, une situation de crise qui s'est terminée par une fuite en avant pendant près d'un siècle, et une géopolitique mondiale façonnée sur une succession d'incidents. Si on ne veut pas répéter aujourd'hui les mêmes erreurs, l'échappatoire se trouve peut-être à la croisée de la technologie, la finance, et la politique.