Il est vrai que la Suisse a une situation idéale pour accueillir ces technologies, tant historique que politique, culturelle, et sociale. À condition de ne plus perdre de temps, de se concentrer sur ce qui est important, et de mettre de côté les distractions inutiles.
Il ne se passe pas un jour sans que les médias ne parlent de crypto-monnaies, de crypto-actifs, de tokens et d’ICOs, de Blockchain et de “grands livres distribués”, sans tout bien comprendre, et dans une confusion à la limite du vacarme. Il est devenu évident que ces technologies, en évolution rapide et constante, sont encore obscures pour beaucoup, mais bien établies pour durer. Alors les politiciens autant que les entreprises de toute la planète semblent soudain vouloir se les approprier. Parfois, ce ne sont que des effets d’annonce, parfois c’est une volonté sérieuse dans laquelle sont investis de réels moyens.
Mais comme l’électricité à l’époque ou Internet plus récemment, ce sont des technologies planétaires et en rupture avec le passé, qu’il sera donc impossible de totalement contrôler. Il faut donc se positionner de manière réfléchie, en pensant globalement, à grande échelle, et à long terme.
Dans cet article, décomposé en trois parties, j’explore les mécanismes requis pour que la Suisse se positionne en leader mondial dans le domaine de Bitcoin et des crypto-actifs. Et pour mieux regarder l’avenir, je propose de commencer par remettre le contexte historique en perspective, pour mieux en apprécier les principes fondamentaux.
1ère partie: “Comme une lettre à la poste”
En janvier 1906 fut officiellement créé le “Service des chèques et des virements postaux”. Partie intégrante de la Poste Suisse, cette nouvelle branche est établie pour garantir l’approvisionnement en espèces sur l’ensemble du territoire national à travers le réseau des offices de poste. Les transferts d’argent sont soudain simplifiés, grâce à un service mis en place par l’État pour le peuple.
Ça peut sembler évident, aujourd’hui que PostFinance est présent partout, mais à l’époque, c’était une révolution. Avant que la loi ne soit prononcée, la Poste servait exclusivement à l’acheminement du courrier. Et les PTT (réunissant le télégraphe et le téléphone) n’existaient pas encore.
Quand on lit le message du Conseil Fédéral à l'Assemblée Fédérale concernant “le projet d'une loi fédérale réglant le service des chèques et des virements postaux” publié dans la Feuille fédérale le 5 avril 1904, on comprend mieux ce que cette transformation a pu apporter.
Le texte complet de ce document est disponible à l’adresse https://www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?id=10075816 et en s’y plongeant, on redécouvre une époque pas si lointaine où les nouvelles technologies étaient abordées de manière plus simple et directe. On va à l’essentiel et les recommandations y sont encore volontairement un peu floues:
«Toute personne remplissant les conditions encore à fixer pourrait se faire ouvrir un compte de chèques.»
Grâce à ce nouveau service, la Poste offrira une dématérialisation de la monnaie, garantie par l’État, et changera la perception du transfert de valeur, comme le télégraphe et le téléphone avaient changé la manière dont on communiquait désormais. Ainsi, elle positionnera sa modernité au carrefour du social, du commerce, de l’emploi, etc. dans une avancée politique décisive.
«En sa qualité d'institution d'Etat, l'administration des postes présente une garantie incomparable pour les fonds qui lui sont confiés, chose importante, surtout pour le paysan, le petit commerçant et l'économe, attendu que l'avoir des comptes sera productif d'intérêt.»
Ce sera donc un service public, favorisant l’épargne, et d’accès facile et pratique pour les moins bien desservis, grâce aux 3’000 points d’accès de la Poste dans toute la Suisse. Avec du recul, on fait facilement le rapprochement avec les avancées sociales amenées par Internet et les réseaux de téléphonie sans fil.
Et on y perçoit même le reflet de la volonté actuelle des gouvernements et des banques d’éliminer le cash:
«Une grande partie des paiements réciproques entre participants pourraient avoir lieu par inscription au débit ou au crédit des comptes de chèques sans qu'il fût nécessaire d'avoir recours à des billets de banque ou à du numéraire.»
Mais à cette époque, on n’agite pas encore les mêmes épouvantails qu’aujourd’hui, et la logique reste similaire à celle de l’argent liquide. Il n’est donc pas encore question de lois anti-blanchiment par exemple. On se rend compte aussi que de mettre la responsabilité de la vérification sur les bureaux de poste serait une complication inutile, illusoire, et nuisible à l’adoption et à l’utilisation du système:
«En vertu des dispositions du code fédéral des obligations, le chèque peut être émis au porteur. (…) En cas de mise en circulation de chèques en faveur d'une personne déterminée (…), les bureaux de chèques devraient vérifier lors de chaque présentation au paiement si le porteur de ces chèques est identique avec ladite personne. Cette vérification susciterait de continuelles difficultés.»
La Poste admet aussi que pour être efficace, son système doit être universellement adopté, et donc ne pas être perçu comme trop trop gourmand ni injuste:
«Nous n'avons donc pas l'intention de donner à ce service un caractère fiscal, l'administration des postes ne devant au contraire percevoir que ce qui est nécessaire à la couverture de ses propres frais (…). Dans l'intérêt de son développement, le service des virements serait favorisé par des taxes spécialement modiques.»
Finalement, le 16 juin 1905 l’Assemblée Fédérale de la Confédération promulgue la loi fédérale concernant le service des chèques et des virements postaux. Celle-ci, à peine simplifiée et paraphrasée, décrète:
Art. 1er. La Poste gère désormais les paiements et transferts d’argent.
Art. 2. Une nouvelle division est créée pour gérer ce service, avec des employés.
Art. 3. Le Conseil fédéral s’occupera des détails plus tard. Il n’y aura pas de bénéfices.
Art. 4. Le Conseil fédéral rend cette loi officielle.
Ou dans sa version originale:
Art. 1er. Indépendamment des services que leur assigne la loi fédérale sur la régale des postes du 5 avril 1894, les postes suisses pourvoient aussi à l'encaissement, au paiement et au transfert de sommes d'argent au moyen de chèques et virements.
Art. 2. Il est créé à la direction générale des postes une nouvelle division, chargée du service des chèques et virements. Cette division comprendra un inspecteur, un adjoint, des secrétaires de première et de seconde classe, des aides de première et de seconde classe et des employés.
Art. 3. Le Conseil fédéral édictera, par voie d'ordonnance, toutes les prescriptions nécessaires pour l'exécution de la loi, sous réserve de régulariser ultérieurement le nouveau service dans la loi fédérale sur les postes. Les taxes à percevoir pour ce service et l'intérêt à bonifier sur l'avoir des comptes de chèques seront calculés de manière à couvrir les frais et les risques de l'administration, sans qu'il puisse en résulter des bénéfices pour l'administration des postes.
Art. 4. Le Conseil fédéral est chargé, conformément aux prescriptions de la loi fédérale du 17 juin 1874: concernant les votations populaires sur les lois et les arrêtés fédéraux, de publier la présente loi et de fixer l'époque de son entrée en vigueur.
C’est tout.
Voilà comment on révolutionne la société, la technologie et les flux monétaires d’un pays en quelques lignes. Il suffit de faire le premier pas.
En examinant la simplicité de ces quatre articles, on se rend compte à quel point l’attitude de la Confédération était ambitieuse et tournée vers l’avenir.
Et justement, c’est bien de l’avenir qu’il s’agit. Sans regarder en arrière, sans craindre les possibles accidents de parcours. Et en 1920, le premier accord international concernant les virements postaux est signé. La Poste conclut des contrats de mandats postaux avec les principaux pays européens, et la Suisse est bien présente sur la scène financière internationale.
La Confédération aura compris que c’est bien plus que simplement des transferts d’argent entre particuliers et petits commerçants dont il est question. C’est infiniment plus complexe et c’est la modernité et la compétitivité de la nation entière qui est en jeu, voire sa souveraineté.
Les décennies qui ont suivi ont vu l’arrivée des bulletins de versements, les distributeurs Postomat, puis la Postcard. Aujourd’hui PostFinance compte incontestablement parmi les piliers de l’économie suisse, et “présente un risque systémique” comme l’UBS et le Crédit Suisse.
Historiquement pionnière dans les nouvelles technologies, PostFinance positionne encore aujourd’hui clairement son orientation stratégique vers le numérique. Mais les technologies évoluent et se complexifient, la concurrence et les marchés financiers aussi.
Suite à la chute de son résultat d'exploitation au premier trimestre 2018 de 60% par rapport à la même période en 2017, son Président déclarait qu’elle devra “renforcer sa maîtrise des coûts, diversifier ses sources de revenu et poursuivre sa transformation vers la Digital Powerhouse”.
Et cette transformation s’inscrit justement dans l’économie nouvelle qu’encourageait M. Schneider-Ammann. Une économie dans laquelle la dématérialisation et la globalisation des transactions en tout genre posent de nouveaux jalons de fonctionnements, créent de nouveaux besoins, offrent de nouvelles perspectives, et ouvrent la porte à une infinité de nouvelles opportunités. Une économie où la monnaie n’est plus uniquement de la monnaie, où la puissance de calcul et le stockage se partagent à travers des milliers de participants relais, pour sécuriser des échanges de données.
C’est un développement économique encore plus important et exaltant que celui dont la reconnaissance était réclamée en avril 1904 par le Conseil Fédéral.
Il y a un siècle, lorsque la responsabilité des transferts monétaires fut confiée à la Poste, la Suisse ouvrit la porte à un mouvement de croissance populaire et citoyen, qui transforma la société. Aujourd’hui, ces nouvelles technologies sont bien plus qu’une économie déroutante et difficile à classer: elles dépassent la portée et les compétence de la BNS et de la FINMA, et devront donc être gérées séparément, de manière autonome et expérimentale, par un organisme étatique appartenant directement au peuple
L’histoire commence à peine, et reste à écrire. Faut-il tout miser dans les ICOs? Créer un crypto-Franc gouvernemental et stable? Déléguer aux entreprises le pouvoir d’émettre leurs propres crypto-monnaies nationales? Ce qu’il faut surtout c’est éviter les embûches et ignorer les mirages. J’en explorerai quelques uns dans la 2ème partie de cet article: “L’arbre qui cache la forêt”.
À lire aussi:
Vos réponses, commentaires, questions, ou messages, via twitter @ZLOK ( https://twitter.com/zlok ).
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.
“Comme une lettre à la poste” - Construction d’une Bitcoin-Nation (1e partie)
Dans son discours à la “Crypto Conférence” de St. Moritz en janvier dernier, le Conseiller Fédéral Johann Schneider-Ammann espérait que “dans cinq ou dix ans, personne ne parlerait plus de “Crypto Valley Zug”, mais de “Crypto Nation Switzerland”. Belle formule, qui a fait couler de l’encre et glousser les enthousiastes. Mais qu’est-ce que cela signifie précisément? Et comment construit-on cette “Crypto Nation”? Quels fondements incontournables constituent une telle “Crypto Nation”, et quels effets de mode doit-elle éviter?