Le bruit du bon vieux V8 américain résonna dans son garage. Il entendit les carburateurs se gorger d'essence. Les pots d'échappement se stabilisèrent dans un glougloutement typique des muscle cars américains des années 60. Sa Ford Mustang, Highland Green, 390 Fastback 68', était prête. Il l'avait cherché pendant des années et l'explosion de la valeur de son portefeuille de Bitcoin avait fait le reste. Il avait commencé à acheter du Bitcoin en 2019 à 8000.-. Il en valait 200'000 ce matin.
"La valeur du temps" sourit-il.
Il sortit du garage et passa la seconde en faisant gronder le V8. Une meute de cyclistes le regarda méchamment. Des années de bashing automobile avaient transformé les routes de Genève en une infinie procession de vélos, tellement nombreux qu'ils en étaient réduits à avancer au pas. Le côté politiquement incorrect de sa Mustang, tout droit sortie de "Bullit", le mettait à chaque fois de très bonne humeur.
Il entra rapidement dans le parking de la banque. Ce matin il avait rendez-vous avec son nouveau gérant de fortune. Un humanoïde (on n'avait plus le droit de dire robot) de la dernière génération. Capable, paraît-il, d'anticiper les tendances du marché 48h avant leur survenance effective. Son intelligence artificielle pouvait analyser des milliards de données, instantanément, sur tous les marchés de la planète : actions, obligations, matières premières, métaux précieux. Et les comparer à toutes les données passées depuis 1850. Mieux encore : elle était capable d'analyser la répercussion de toutes les crises politiques, des conflits armés et des cataclysmes naturels sur la productivité, les prix, l'inflation et les taux d'intérêts. Par continent. Par pays. Par entreprise.
Il regarda l'heure sur sa fidèle Submariner 5513 "meters first", vestige d'une époque où l'on portait encore des montres dont le mécanisme vous rappelait qu'elles étaient vivantes. Les Apple Watch dernière génération, insérées sous la peau, ne l'avaient jamais convaincu. Trop aseptisées. "10h15", parfait".
L'humanoïde-accueil non gendré, à la curieuse voix métallique, le fit entrer dans un salon. Une autre voix venue de nulle part lui offrit de lui amener du thé artificiel ou du café synthétique lyophilisé.
"Mon royaume pour un expresso" songea-t-il. Le café avait été interdit depuis longtemps, accusé de provoquer une addiction libertarienne chez son consommateur. "Un verre d'eau" répondit-il.
La porte s'ouvrit. L'imitation était parfaite. Son gérant de fortune artificiel ressemblait à s'y méprendre aux publicités des banques des années 2000 : costume cintré impeccable, cravate au nœud Windsor chirurgical. Weston sobrement cirées. C'était tout le paradoxe du monde dans lequel il vivait. Les banques avaient remplacé depuis des années leur employés par des humanoïdes...mais s'évertuaient à leur donner une apparence humaine pour ne pas effrayer le client.
Il se présenta d'une main tendue, curieusement froide : "Bonjour Monsieur Assante, je m'appelle Jean-Daniel, bienvenue dans notre établissement ". "Plus vrai que nature, le Jean-Daniel artificiel" sourit-il.
Outre le fait d'être présenté à son nouveau gérant de fortune, il voulait parler de son portefeuille de cryptodevises. Après des années de luttes, de tentatives d'intimidations, de blocages juridiques, les Etats avaient finalement acceptés en 2025 le lancement du LIBRA. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un consortium d'entreprise privées avait créé, le 18 juin 2019, une monnaie qui échappait au monopole régalien étatique d’émission de monnaie. Plus qu'une évolution, ce fut une révolution. Les Etats comprirent immédiatement le danger que représentait cette nouvelle monnaie : la perte de contrôle définitive d'un monopole ancestral. Ils luttèrent avec acharnement. Désespérément. Jusqu'au 18 juin 2025:
Ce jour-là, un membre de Facebook acheta "La Guerre des Mondes" (!) de H.G. Wells sur Amazon en payant en LIBRA.
Les années qui suivirent marquèrent la fin des monnaies scripturales. Le dollar, le yen, le yuan, l'euro et le franc suisse étaient devenues des cryptomonnaies. Sur le modèle du Bitcoin. Plus un billet ne circulait, plus une pièce de monnaie ne s'échangeait. Les principales Banques centrales avaient officiellement cessé toute activité le 13 octobre 2040. Le rêve du créateur du Bitcoin en 2009 s'était concrétisé : plus de régulation, plus de contrôle étatique, une décorrélation totale avec les marchés boursiers. Un nouveau monde.
Quelque chose l'inquiéta brusquement en observant son portefeuille de cryptodevises. Un curieux sentiment. La performance du portefeuille était excellente, ce n'était pas le problème. Bitcoin en tête, il avait doublé sa performance chaque année depuis dix ans. C'était autre chose. Un pressentiment. Insistant.
"Vendez-tout".
Les yeux de l'humanoïde-gérant de fortune s'écarquillèrent autant que ses yeux électrostatiques le permirent : "Je n'ai pas compris Monsieur Assante, pouvez-vous répéter s'il vous plaît ?" Sa voix avait maintenant une tonalité suraiguë tout à fait incongrue. "Vous avez parfaitement compris. Je veux immédiatement liquider mon portefeuille. " Le visage en silicone se décomposa, comme s'il était soudainement en proie à des milliers de tics électroniques. "Vendre ?? Toutes mes données me confirment à l'instant que votre portefeuille va monter de 27% ces deux prochains jours. Votre décision va à l'encontre de toutes les analyses que j'ai en ma possession".
"Vendez".
"Bien Monsieur Assante."
"Un dernier détail. Avec le produit de la vente, achetez-moi des lingots et des pièces d'or. Faites-les déposer dans mon coffre".
"Bien Monsieur Assante".
48h plus tard survint le plus grand black-out de l'histoire de l'humanité. Une panne d'électricité gigantesque paralysait maintenant la planète depuis des mois entiers. Tout avait cessé de fonctionner : les ordinateurs, les avions, les trains. Les cryptomonnaies avaient cessé d'exister. Instantanément.
Il éteignit le V8. Autour de lui, plus aucune lumière. Les bureaux n'étaient plus éclairés depuis longtemps. Les cadavres de vélos électriques, de voitures électriques, jonchaient les rues de Genève. Privés de leur source d'énergie vitale. Il remplit le réservoir de son bon vieux moteur à carburateurs et se dirigea vers le pompiste : "Une pièce d'or pour le plein".
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